Puisqu'il faut bien tracer la route

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lundi 14 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (11)


[...]
« Je suis enceinte. »

Elle a dit.

Je ne sais pas quelle doit être la bonne réaction quand elle vous annonce cela, comme ça. En même temps, j'ai senti dans le ton de sa voix que ce n'était pas qu'une bonne nouvelle. C'est vrai que cela faisait à peine trois semaines que l'on se connaissait. C'était peut-être un peu court pour entamer une épreuve comme cela. Et puis, il y avait tout ça. Et même temps que je me disais cela, je n'ai pas pu éviter d'envisager l'autre hypothèse. Celle que je voulais n'être pas.

« De qui ? »

Au silence qui a duré avant que Gabrielle ne réponde, j'ai anticipé la réponse. Mais celle qui est sortie de sa bouche, n'était pas celle à laquelle je pensais.

« Je ne sais pas. »

J'ignore ce que l'on doit ressentir dans un instant pareil lorsqu'il est normal. Tout ce que je sais c'est qu'à ce moment précis, j'ai eu comme un blanc. Une minute, deux minutes ? Mon esprit s'est figé, incapable de penser, de réfléchir à quoique ce soit. Même mes sentiments sont restés pétrifiés. Je n'imagine pas que l'on ne puisse pas être partagé dans cette situation, tiraillé par le doute de ne pas comprendre exactement l'affirmation.

Qu'attendait Gabrielle de moi ? Que je réagisse, que je m'emporte, que j'ai peur, que je m'enfuis ? Ou bien encore que je comprenne ? Et s'il me fallait comprendre, qu'est-ce que je devais comprendre ? Je sais que les mots sont importants, qu'il faut les choisir avec soin dans un tel scénario. Mais qui peut faire cela en étant simplement humain ?

« T'en es sûre ? »

Gabrielle secoua la tête et me regarda : elle ne comprenait pas ma question.

« Es-tu sûr d'être enceinte ? »

Elle hocha la tête et me fit signe deux fois avec les doigts de sa main. Je ne savais pas quoi dire.

« Je voulais que tu le saches. C'est tout. Maintenant, je voudrais que tu t'en ailles. » a-t-elle fini par lâcher.

Je ne comprenais pas et je lui ai dit.

« Je ne comprends pas là... »

« Je ne veux pas que tu comprennes, Raph. Justement, je ne veux pas que tu comprennes. »

« Pourquoi ? »

« Parce que c'est la vie, c'est comme ça. Il fallait pas. »

Elle s'est levée. Elle a fait glisser sa main sur le mienne et elle est partie. Je n'ai pas bougé, je n'ai rien dit. Je ne pouvais rien dire, ni faire.

*

Je ne me rappelle pas combien de temps, je suis resté assis. Aucun mot, aucune phrase ne possède assez de nuances et d'ambiguïté pour décrire ce qu'il peut se passer dans la tête, les souvenirs qui reviennent, les vieilles blessures qui refont surface parce qu'au final, on les avait mal enterrées. Même la morale ne sait distinguer le bien du mal.

J'avais envie de pleurer mais je ne savais pas pourquoi. Mais les larmes étaient sèches. J'étais en feu à l'intérieur mais j'avais les mains gelées. Un serveur est venu me demander s'il fallait qu'il me remette un verre et j'ai hoché la tête mécaniquement. J'ai bu. Et la même scène s'est répétée plusieurs fois dans la soirée jusqu'à ce que je sois saoul, que ma tête soit dans un désordre tel, que je ne puisse plus contrôler aucun flux de pensée.

Je suis sorti dans la rue, la nuit était tombée. Il y avait des gens, des rires un peu partout. Le monde continuait de tourner alors que ma vie venait de s'arrêter. La lumière des lampadaires me faisait mal aux yeux. Alors j'ai changé de trottoir, à la recherche d'obscurité. Je suis retourné chez Kytie, comme ça, rasant les murs, évitant les lumières qui ne faisaient que tournoyer. C'est beau Paris, même lorsqu'on s'est noyé. Il n'y a rien qui s'arrête, aucun remords, aucune pitié. Juste de la vie qui affiche ses strass et ses paillettes même devant les yeux les plus désabusés.

« Je ne veux pas que tu comprennes. »

Kytie m'attendait. Elle s'était inquiétée de ne pas me voir revenir. Quand elle m'a vu, elle a préféré ne pas me poser de question et m'a juste aidé à me poser correctement dans le canapé. Je n'étais pas dans l'état de dire quoique ce soit. Kytie n'a pas insisté. Elle est juste restée à mes côtés en attendant que je m'endorme.

*

Le lendemain matin, je me suis réveillé seul avec ma gueule de bois. Kytie était partie au boulot et m'avait laissé un mot sur la table basse du salon. Elle était fidèle à elle-même, gentille et compréhensive. Peut-être même, pourrais-je dire « maternelle ». Dire que je n'allais pas bien malgré cela, était une pure litote. Je ne trouvais pas de logique à tout cela, ni même d'explication, humainement parlant. Gabrielle ne m'avait pas repoussé, elle ne m'avait pas dit qu'elle m'en voulait, elle ne m'avait rien reproché. Je la savais versatile, complètement imprévisible mais chaque fois, elle avait été sincère. Je savais le reconnaître dans ses mots, dans ses gestes, dans le moindre battement de ses cils. Je la savais d'une manière qui n'est pas intelligible.

Je sais que je ne suis pas parfait, je sais mes absences, mes défauts, mes « trop ceci », mes « pas assez cela » mais je sais aussi que je ne sais pas mentir, que je ne sais pas me mentir. Il y a des gens dont vous êtes obligé de faire un inventaire à la Prévert pour arriver à toucher du doigt ce que vous aimez ou ce que vous n'aimez pas mais Gabrielle ne faisait pas partie de ces gens-là. Elle faisait partie des gens dont on est le bourreau, l'exécuteur quoique on fasse, quoique on dise, quoique on rêve pour elle ou qu'on ne rêve pas.

Je n'avais donc aucune issue, ni sur le papier, ni dans ma tête. Je me devais de rester là à tourner en rond, à oublier ce que l'on ne dit pas.
Kytie est revenue du boulot et on a essayé de parler. De dénouer le nœud mais elle n'avait aucune réponse.

*

Les jours se sont succédés. Deux semaines. Puis un mois. Et une nuit, j'ai reçu un appel de Gabrielle.

« J'ai besoin de toi. Je vais me faire avorter. »

Je ne sais pas ce qu'on doit dire dans ces cas-là. Je lui ai juste dit :

« Okay, je serai là. »

*

J'avais sa main dans la mienne pendant tout ce temps-là.

Je ne sais plus qui, je ne sais plus où, l'on m'avait posé la question :

« Et ils en font quoi après ? »

Je n'avais répondu parce que ce sont des choses qui ne se disent pas.

Je suis sorti. J'avais la nausée. Je suis allé dans les toilettes les plus proches pour l'évacuer. C'était mon premier accouchement. Ma première expérience de père. Raté.

*

Nous sommes jamais revu après ça. Elle m'a embrassé quand nous nous sommes quittés. Je n'ai pas dit oui. Je n'ai pas dit non. Je sais juste que je n'avais rien à dire. Rien contre quoi me révolter. Gabrielle m'a laissé juste une phrase ce jour-là.

« Bientôt, tu sauras. »

(à suivre)

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