Puisqu'il faut bien tracer la route

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mercredi 6 janvier 2010

L'ombre au tableau (brouillon)

Il pleuvait. La pluie commençait de lustrer les pavés et de les rendre glissants. Les allées et venues des passants se faisaient moins assurées, les regards avaient cette goutte d'appréhension qui brillait dans leurs yeux. L'horloge de l'hôtel de ville indiquait onze heures vingt-deux et il n'y avait rien à l'horizon. Qui se souvient d'une promesse de dix ans ? Personne. Sauf la pauvre fille qui s'est assise sur les marches, qui s'est allumée une clope, qui passe la main devant sa bouche pour enlever ses boucles rousses qui se glissent dans la commissure de ses lèvres. Elle s'est acheté un béret mauve pour y caser sa chevelure. Un peu le même qu'elle portait dix ans plutôt avec lequel celui qu'elle attend, s'amusait, et s'amusait à lui enlever comme un gamin. Sauf que la gamine, dix ans plus tôt, c'était elle et qu'elle détestait ça. Qu'on la décoiffe, qu'on lui dise qu'elle n'avait pas l'âge de s'amuser comme les grands. Et pourtant. Dix ans plutôt, tout le monde s'était quitté dans un grand éclat de rire pour faire comme si. Comme si de rien n'était, comme les belles choses n'avaient de cesse de renaître tout le temps. Comme si le présent n'avait ni futur, ni passé, que l'on ne pouvait le conjuguer qu'au mode « là, maintenant ».
Cette fille sortit un petit carnet et un stylo. Elle tira sur son gant pour l'enlever et commencer à écrire. Il n'y avait que cela qu'elle sache faire réellement. Prendre un stylo et décrire l'instant. La plupart de ses amis ou amies la prenait pour une allumée, une illuminée qui ne savait qu'incendier par ses mots une situation banale, une impasse de sentiments comme tant d'autres en rencontrent tous les jours, ici, ailleurs ou avant.
Le parvis de l'hôtel de ville a parfois cet air triste, sous la pluie battante. Est-ce que demain a un avenir ? Ou bien n'est-ce qu'une interrogation qu'on lance comme ça, à l'horizon » Le bout du nez gelé et les doigts transis par la froidure du vent, la bille du stylo continuait de s'appliquer sur le grain du papier en une écriture qui n'avait pas perdu la rondeur de l'enfance, celle où l'on s'applique à reproduire la lettre ample et mesurée de la maîtresse d'école. Cette femme qui sent l'ex-jeune fille qui n'a pas connu le printemps. Même sous l'œil de cette petite fille, la floraison avortée ne sait garder son secret jalousement gardé, transmis comme un nuage amer de café laisse sa note au palais, la première fois qu'on se prend pour une grande et qu'on goûte cette boisson dont l'arôme semble receler tant de mystères.
Gabrielle serra des dents comme pour retenir un cri de couleur qui, pourtant, ne venait pas. Hurler dans le désert, c'était ce qu'elle savait faire. Elle savait danser le tango mieux que quiconque, mettre de la couleur entre les lignes de crayon qui esquissaient le contour de ses rêves. Samuel n'était pas venu. Il n'avait pas su respecter l'invisible. Ce qui reste après les tempêtes et les cyclones, ce qui fait que les choses restent un peu belles et qui tiennent le cœur encore un peu au chaud.
Elle resta quelques instants, son nez qui partait un peu en trompette respirant les quelques souvenirs qui partaient en lambeaux d'y avoir cru. Peut-être qu'elle n'avait pas compris, qu'elle n'avait aucune envie de comprendre. Une promesse n'a aucun sens si elle ne mène pas autre part qu'ailleurs, qu'elle ne défit aucune loi de l'attraction universelle. Les contraintes de la gravité, elle, elle s'en foutait. Elle n'attendait aucun salaire au motif de les respecter. Elle n'avait aucune foi en la mathématique, à l'inéluctable. Son théorème n'avait qu'une seule variable. Elle le sentait dans son ventre, comme une lame qui s'enfonce au plus profond de ses entrailles. Et lui que savait-il de tout cela ? Eux. Que savent-ils de cette nature ? Ce n'est pas qu'une question de construction mentale. Ce n'est pas juste qu'une teinte un peu sombre qu'on laisse comme une ombre sur un tableau.
Non, ce n'est pas qu'une simple couche de poussière que l'on balaie du revers de la main. C'est plus compliqué que cela. Ce n'est pas qu'une question de biologie, de physique, ni même de religion. On s'en fiche à cet instant de savoir qui, a mis le ver dans le fruit. On ne peut pas mettre un genou à terre en attendant que la pulpe soit pourrie. On ne se sent pas libéré en laissant juste échapper cette colère, ce dégoût.
Elle aurait pu crier car ce n'était pas l'envie qui lui faisait défaut. Mais crier pourquoi, sur qui ? Qui entendrait quelque chose à cette rage soudaine ?

mardi 15 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (12 et Fin)

[...]


Je n'ai rien oublié. Tout est gravé là, dans mon sang, dans ma tête, dans mes mains. On ne retouche jamais un corps de la même manière après ça, mais je ne sais même pas pourquoi. Faut-il en tirer quelque chose, une espèce de morale qui ne vaut rien ? Je ne crois pas.

Les semaines se sont écoulées. J'ai continué de survivre avec la promesse de Gabrielle dans la tête : « Bientôt, tu sauras. ». J'ai vécu avec l'espoir niais que rien de tout ça n'était vrai. J'ai couché avec Kytie parce qu'elle me le demandait. J'ai continué à voir d'autres filles parce qu'elles étaient belles et qu'elles réveillaient en moi un souvenir qu'au petit matin, la fraîcheur de l'air évaporait.

« On ira nulle part, je te le promets. »

Cette promesse est aussi belle qu'elle est absurde. Elle pousse vers un absolu qui s'efface, une fois qu'on l'a prononcée. Ces mots esquissaient la silhouette de Gabrielle et tout ce qu'elle était : un vœu pieux, une envie d'ailleurs, une promesse de rien.

On fait l'amour avec des ombres désormais. Pourquoi sauver tout ça, pourquoi garder en soi ce devoir de mémoire ? Peut-être que les grandes gens connaissent la réponse, celles qui savent tout, celles qui ne font rien, celles qui inventent, écrivent sur un futur et oublient au fur et à mesure ce qu'elles ont fait. Je ne suis pas d'elles. Je ne suis qu'un instant comme Gabrielle.


*


Au printemps, un certain Mathieu a laissé un message sur mon répondeur.

« Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous étiez pour Gabrielle, mais je voulais juste vous dire que Gabrielle... Est décédée hier aux urgences cérébraux-vasculaires de la Pitié Salpetrière. Peut-être que vous le saviez, ou que vous vous y attendiez, je ne sais pas. La cérémonie d'enterrement aura lieu jeudi au Cimetière du Montparnasse, à 13 heures. Je vous fais le message pour que vous le sachiez, au cas où. Au revoir. »

Au début je n'ai pas compris. Il a fallu que je réécoute une dizaine de fois avant de mettre un sens à chaque mot.

En d'autres circonstances, peut-être que la situation aurait porté à sourire. L'ironie de la vie est toujours froide et sans saveur. Je me suis dit que ce gars malgré tout ce que je pouvais lui reprocher, savait faire les choses. Il avait l'avantage d'avoir su. Moi, je n'ai fait que les réaliser en écoutant son message. Toujours le mauvais rôle, la mauvaise place.

« Bientôt, tu sauras. »

« Tu sais que ça ne durera que le temps que ça doit durer hein ? Y a pas à se faire d'illusion, tu sais ça ? Toi et moi, on ira nulle part, hein ? »

Maintenant que tu le dis. C'est évident oui.

« Je suis égoïste et ça, c'est comme si tu le niais. »

C'était ça, ta définition de l'égoïsme ? Je ne dis pas que ça ne l'était pas un peu mais. Je ne sais pas. De toute façon, je m'en foutais de ça.

Maintenant, on fait comment pour sortir de nos egos, de nos regrets ?


*


Je n'avais pas ma place pour assister à la cérémonie mais, jeudi matin, j'ai décidé d'y aller quand même. Je ne savais pas pourquoi faire, ni comment j'allais me présenter mais parfois, il y a de la place pour un petit parterre d'anonymes. Je ne tenais pas particulièrement à être là car même si c'est un peu ridicule à dire, je n'aime pas ce genre de commémoration. La plupart du temps au silence et au respect requis, viennent polluer le deuil, histoires de famille et autres jalousies. Mais dans ma tête, il y avait comme une exigence à faire ce pèlerinage.

J'ai demandé à Kytie si je pouvais emprunter sa voiture.

« Oui, oui, pas de problème... Ne me la casse pas, c'est tout... Faut que je file, je suis à la bourre au boulot. »

Elle a refermé la porte derrière elle. Je me suis demandé si elle savait. Gabrielle avait démissionné ou plutôt disparu du bar où elle servait quelques semaines plutôt. Personne n'avait semblé savoir pourquoi, personne n'avait réussi non plus à la recontacter. Personne ne semblait plus non plus s'en soucier.

Et moi face à cette perte de mémoire, je ne savais plus me révolter.

Je me suis habillé, j'ai pris les clés et je suis parti.


*


J'ai trouvé une place et me suis garé Boulevard Raspail. Il était à peine dix heures. Je suis rentré dans un bar « Café des Arts » parce qu'il avait un joli nom, je trouvais. Il faisait beau quoiqu'un peu frais. Je regardais les gens aller et venir. J'écoutais le bruit des verres, celui de la pompe et le brouhaha indescriptible des conversations. Il n'y avait rien pour me dire que c'était aujourd'hui une journée triste, une journée où les sourires devaient se fondre et se figer sous une pierre. J'ai pris une bière, puis deux, puis trois, puis quatre, histoire de m'étourdir, de me sentir aller et venir. Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai décidé de me lever et de me diriger vers l'entrée du cimetière.

J'ai remonté le boulevard Edgard Quinet pour atteindre l'entrée principale. J'ai regardé ma montre. Il était presque l'heure et il n'y avait personne. Je me suis donc posté dans un coin et je me suis allumé une cigarette. La vérité était que je ne réalisais pas que j'étais là à attendre de voir passer le convoi et assister à la mise en terre de celle qui, il y avait à peine quelques mois, m'avait ouvert la voie sur une envie qui dormait depuis des années en moi. Comment avait-elle fait ? Etait-ce bien elle, l'élément déclencheur ? Personne ne le saurait jamais. Même pas moi. Ce que je savais, c'était que c'était avec elle qu'était arrivé cela. On ne pouvait rien réécrire, rien y changer. Alors, je lui devais cela. Au moins. Malgré tout le reste, malgré les mensonges par omission, malgré les dégâts irréversibles qui s'étaient gravés dans ma tête.

« Si je veux un bébé, je voudrais qu'il soit de toi. »

C'est ce qu'elle m'avait dit, à deux heures du matin, en plein milieu de la nuit. De près ou de loin, sachant son avenir, je me demandais comment ces mots avaient pu avoir envie de sortir. Sûrement qu'elle voulait continuer de rêver à défaut d'y croire. Et j'étais là adossé à ce mur, fixant le trottoir, je la touchais encore des yeux comme si elle était là. A mes côtés.

Mon ego, mon égoïsme aurait voulu garder d'elle, l'image de la dernière nuit que nous avons passée ensemble. Peut-être aurais-je été plus doux, peut-être me serais-je retenu. Peut-être que j'aurais pu te garder aussi longtemps que son temps l'aurait permis. Peut-être que je n'aurais pas fait le souhait de la voir plus loin qu'une promesse non tenue.

« Si tu demandes au petit génie : ton vœu, il y a des chances qu'il soit exaucé. »

J'en souris encore. Je suis sûr qu'elle le voit.


*


J'ai regardé ma montre à nouveau. Une heure s'était écoulée sans que j'y prête attention. Sûrement que le convoi était passé par une autre entrée. Je n'ai pas insisté. Je suis retourné à la voiture.

C'était un signe. C'était la vie. C'était Gaby qui me l'avait soufflé, qui me l'avait promis. On se dit jamais vraiment adieu, à peine « au revoir » même si le « revoir » coule des jours heureux le temps d'une éternité. Je ne devais pas voir cela, je devais jamais essayer de me recueillir. Gaby, c'était la vie, dans ses joies, dans ses peines, dans l'humeur bruyante de ses non-dits.

Gabrielle, c'était l'anonyme, celle qu'on rencontre et qu'on n'oublie jamais tout à fait. Gaby, on devait faire avec ou jamais n'avoir espéré construire quelque chose qu'elle ne pourrait contempler. Elle figeait le présent sur des photos, sur le vélin d'un Canson pour dire que cela avait été, même si l'instant d'après tout devait s'arrêter.

La tête ravagée, je ne suis pas rentré chez Kytie. J'avais besoin d'air, besoin de me détester. Et j'ai roulé. Je suis sorti de Paris. J'ai pris la Nationale 20 et j'ai roulé encore et encore.

Longjumeau, Montlhéry, Linas, Arpajon... J'ai bifurqué sur une départementale. Et j'ai continué à conduire. Vite. Trop vite, comme pour rattraper le temps qu'on n'a pas eu.

Et puis, il y a eu cette voiture de gendarmerie qui m'a pris en chasse. Il y a eu aussi ce virage mal négocié.

L’ombre des arbres défile de chaque côté. La lune éclaire la nuit d’une lumière blême, maladive. Il y a du vent peut-être car les feuilles mortes volent, tourbillonnent avant de retomber brutalement sur le bitume. Tout est nimbé dans une sorte de ouate asphyxiante.

Je n’entends plus rien. Je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. A peine, les larmes qui glissent le long de mes joues. A peine, les virages, à peine les crissements des pneus tentant tant bien que mal d’accrocher à la route.

Dans le flou de mes pupilles, des flashes bleus commencent à clignoter. Je me rappelle avoir souri. J’entends le chant de sirènes. Ça veut dire que je n’étais pas loin de mon terminus.

Ma tête commence à tourner… Mon corps aussi… Les lumières se mélangent… Les images défilent… A l’envers et à l’endroit…


lundi 14 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (11)


[...]
« Je suis enceinte. »

Elle a dit.

Je ne sais pas quelle doit être la bonne réaction quand elle vous annonce cela, comme ça. En même temps, j'ai senti dans le ton de sa voix que ce n'était pas qu'une bonne nouvelle. C'est vrai que cela faisait à peine trois semaines que l'on se connaissait. C'était peut-être un peu court pour entamer une épreuve comme cela. Et puis, il y avait tout ça. Et même temps que je me disais cela, je n'ai pas pu éviter d'envisager l'autre hypothèse. Celle que je voulais n'être pas.

« De qui ? »

Au silence qui a duré avant que Gabrielle ne réponde, j'ai anticipé la réponse. Mais celle qui est sortie de sa bouche, n'était pas celle à laquelle je pensais.

« Je ne sais pas. »

J'ignore ce que l'on doit ressentir dans un instant pareil lorsqu'il est normal. Tout ce que je sais c'est qu'à ce moment précis, j'ai eu comme un blanc. Une minute, deux minutes ? Mon esprit s'est figé, incapable de penser, de réfléchir à quoique ce soit. Même mes sentiments sont restés pétrifiés. Je n'imagine pas que l'on ne puisse pas être partagé dans cette situation, tiraillé par le doute de ne pas comprendre exactement l'affirmation.

Qu'attendait Gabrielle de moi ? Que je réagisse, que je m'emporte, que j'ai peur, que je m'enfuis ? Ou bien encore que je comprenne ? Et s'il me fallait comprendre, qu'est-ce que je devais comprendre ? Je sais que les mots sont importants, qu'il faut les choisir avec soin dans un tel scénario. Mais qui peut faire cela en étant simplement humain ?

« T'en es sûre ? »

Gabrielle secoua la tête et me regarda : elle ne comprenait pas ma question.

« Es-tu sûr d'être enceinte ? »

Elle hocha la tête et me fit signe deux fois avec les doigts de sa main. Je ne savais pas quoi dire.

« Je voulais que tu le saches. C'est tout. Maintenant, je voudrais que tu t'en ailles. » a-t-elle fini par lâcher.

Je ne comprenais pas et je lui ai dit.

« Je ne comprends pas là... »

« Je ne veux pas que tu comprennes, Raph. Justement, je ne veux pas que tu comprennes. »

« Pourquoi ? »

« Parce que c'est la vie, c'est comme ça. Il fallait pas. »

Elle s'est levée. Elle a fait glisser sa main sur le mienne et elle est partie. Je n'ai pas bougé, je n'ai rien dit. Je ne pouvais rien dire, ni faire.

*

Je ne me rappelle pas combien de temps, je suis resté assis. Aucun mot, aucune phrase ne possède assez de nuances et d'ambiguïté pour décrire ce qu'il peut se passer dans la tête, les souvenirs qui reviennent, les vieilles blessures qui refont surface parce qu'au final, on les avait mal enterrées. Même la morale ne sait distinguer le bien du mal.

J'avais envie de pleurer mais je ne savais pas pourquoi. Mais les larmes étaient sèches. J'étais en feu à l'intérieur mais j'avais les mains gelées. Un serveur est venu me demander s'il fallait qu'il me remette un verre et j'ai hoché la tête mécaniquement. J'ai bu. Et la même scène s'est répétée plusieurs fois dans la soirée jusqu'à ce que je sois saoul, que ma tête soit dans un désordre tel, que je ne puisse plus contrôler aucun flux de pensée.

Je suis sorti dans la rue, la nuit était tombée. Il y avait des gens, des rires un peu partout. Le monde continuait de tourner alors que ma vie venait de s'arrêter. La lumière des lampadaires me faisait mal aux yeux. Alors j'ai changé de trottoir, à la recherche d'obscurité. Je suis retourné chez Kytie, comme ça, rasant les murs, évitant les lumières qui ne faisaient que tournoyer. C'est beau Paris, même lorsqu'on s'est noyé. Il n'y a rien qui s'arrête, aucun remords, aucune pitié. Juste de la vie qui affiche ses strass et ses paillettes même devant les yeux les plus désabusés.

« Je ne veux pas que tu comprennes. »

Kytie m'attendait. Elle s'était inquiétée de ne pas me voir revenir. Quand elle m'a vu, elle a préféré ne pas me poser de question et m'a juste aidé à me poser correctement dans le canapé. Je n'étais pas dans l'état de dire quoique ce soit. Kytie n'a pas insisté. Elle est juste restée à mes côtés en attendant que je m'endorme.

*

Le lendemain matin, je me suis réveillé seul avec ma gueule de bois. Kytie était partie au boulot et m'avait laissé un mot sur la table basse du salon. Elle était fidèle à elle-même, gentille et compréhensive. Peut-être même, pourrais-je dire « maternelle ». Dire que je n'allais pas bien malgré cela, était une pure litote. Je ne trouvais pas de logique à tout cela, ni même d'explication, humainement parlant. Gabrielle ne m'avait pas repoussé, elle ne m'avait pas dit qu'elle m'en voulait, elle ne m'avait rien reproché. Je la savais versatile, complètement imprévisible mais chaque fois, elle avait été sincère. Je savais le reconnaître dans ses mots, dans ses gestes, dans le moindre battement de ses cils. Je la savais d'une manière qui n'est pas intelligible.

Je sais que je ne suis pas parfait, je sais mes absences, mes défauts, mes « trop ceci », mes « pas assez cela » mais je sais aussi que je ne sais pas mentir, que je ne sais pas me mentir. Il y a des gens dont vous êtes obligé de faire un inventaire à la Prévert pour arriver à toucher du doigt ce que vous aimez ou ce que vous n'aimez pas mais Gabrielle ne faisait pas partie de ces gens-là. Elle faisait partie des gens dont on est le bourreau, l'exécuteur quoique on fasse, quoique on dise, quoique on rêve pour elle ou qu'on ne rêve pas.

Je n'avais donc aucune issue, ni sur le papier, ni dans ma tête. Je me devais de rester là à tourner en rond, à oublier ce que l'on ne dit pas.
Kytie est revenue du boulot et on a essayé de parler. De dénouer le nœud mais elle n'avait aucune réponse.

*

Les jours se sont succédés. Deux semaines. Puis un mois. Et une nuit, j'ai reçu un appel de Gabrielle.

« J'ai besoin de toi. Je vais me faire avorter. »

Je ne sais pas ce qu'on doit dire dans ces cas-là. Je lui ai juste dit :

« Okay, je serai là. »

*

J'avais sa main dans la mienne pendant tout ce temps-là.

Je ne sais plus qui, je ne sais plus où, l'on m'avait posé la question :

« Et ils en font quoi après ? »

Je n'avais répondu parce que ce sont des choses qui ne se disent pas.

Je suis sorti. J'avais la nausée. Je suis allé dans les toilettes les plus proches pour l'évacuer. C'était mon premier accouchement. Ma première expérience de père. Raté.

*

Nous sommes jamais revu après ça. Elle m'a embrassé quand nous nous sommes quittés. Je n'ai pas dit oui. Je n'ai pas dit non. Je sais juste que je n'avais rien à dire. Rien contre quoi me révolter. Gabrielle m'a laissé juste une phrase ce jour-là.

« Bientôt, tu sauras. »

(à suivre)

samedi 12 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (10)


[...]

Et voilà. Voilà comment j'ai fini chez cette Kytie, une fille très gentille et très fille au demeurant. Je sais que ce dernier qualificatif peut paraître mal connoté mais dans mon esprit, ce n'est pas le cas. Quand je dis « très fille », c'est une manière de dire mon affection. C'est compliqué à expliquer car de toutes les manières que l'on puisse essayer de faire comprendre l'origine intime de cette expression, on tombera tôt ou tard sur quelqu'un qui vous taxera de machiste ou d'anti-féministe ou je ne sais trop quel nom d'oiseau car l'on aura osé simplement reconnaître la singularité de ce sexe. Cela recouvre un tas de choses. Des clichés, bien sûr, des vérités, sûrement. Une fille est « un objet » compliqué à appréhender mais qui dans chacune de ses facettes reste une terre à découvrir et faute de l'entendre, au moins à ressentir. Est-ce une certaine chimie qui veut cela ? Je ne pense pas que ce soit bien la peine d'aller jusque là, de se torturer le cerveau à essayer de comprendre ce qui nous attire dans ce paradoxe, un peu plus, un peu moins mais au final qui nous attire, point à la ligne.
Ce qui m'étonne encore maintenant, c'est l'absence de révolte de ma part. Cette façon d'avancer en marchant sur la tête sans que je le ressente vraiment ainsi, même avec le recul. Pourtant, si l'on veut bien considérer froidement les choses, il est plus qu'évident que rien ne l'était. L'amour rend aveugle ? Pas tant que ça, à moins qu'on puisse être aveugle en ayant les yeux grands ouverts.
Nous sommes allés boire un verre ensemble et nous avons dîné aussi. L'idée de Gabrielle était sûrement que nous fassions plus ample connaissance avec Kytie. C'était un peu la moindre des choses. D'une manière générale, tout ceci s'est bien passé. Son amie était de bonne constitution et quelque part, elle semblait extrêmement heureuse de pouvoir lui rendre service.
J'aurais du mal à décrire l'état d'esprit dans lequel on se trouve dans ce genre de situation. Il y a à la fois le côté plutôt dur à avaler mais aussi le côté irréel. Je crois que c'était un peu ce qui me tournait dans la tête : l'impression que tout cela n'était pas vrai. Un peu comme la manière où l'on avance dans le récit de nos rêves ou de nos cauchemars... La sensation tenace que j'allais me réveiller.
Mais je ne me suis pas réveillé ce soir-là. Quand nous sommes rentrés ensemble, après avoir raccompagné Kytie, cela a été un grand silence qui nous a fait le chemin avec nous. Dans ma tête, tout était coincé. Je tenais tellement à ne pas gâcher nos instants. J'étais tellement capable de comprendre que toutes les questions butaient dans le béton de ma boîte crânienne. Je regardais Gabrielle du coin de l'œil et je voyais tristesse, préoccupation inscrites sur son visage. J'avais mal au cœur de cela. Quels mots fallait-il que je trouve pour lui dire toutes les contradictions qui s'agitaient à l'intérieur. Je voulais la prendre dans mes bras, encore.
Alors je lui ai pris la main. Je l'ai attirée vers moi. Elle s'est laissée faire sans me regarder. Du bout des doigts, je sentais son pouls s'accélérer. Pourquoi fallait-il que les choses paraissent compliquées ? Pourquoi fallait-il ressentir cette situation comme quelque chose de mal ? Il est des situations qu'il n'est possible de comprendre que lorsqu'on est dedans. Cela peut paraître ridicule ou bien la réflexion d'un grand naïf mais la réalité était bien que j'appréhendais difficilement le fait d'être un amant. Dans ma tête, j'étais dans un constat qu'il m'était difficile à accepter. J'étais à des questions que je ne voulais pas aborder car elles me paraissaient fausses et pourtant légitimes. Avais-je dérapé ? Où en étais-je vraiment ?
« Pourquoi tu comprends toujours ? Pourquoi tu ne me juges pas ? Pourquoi j'ai l'impression que tu ne me reproches rien ? »

Gabrielle ne me regardait toujours pas quand ces questions sont arrivées sur ces lèvres. Je ne savais que répondre. Y avait-il donc une raison à considérer que les choses se font ainsi car l'on est qu'humain ? Je comprenais qu'elle se pose toutes ces questions mais étais-je la meilleure personne pour lui répondre. J'avais mon coeur qui menaçait d'éclater au sein de ma poitrine alors de raison, je n'en voyais qu'une seule et elle n'était pas un gage d'objectivité. Je ne maîtrisais pas l'histoire. Je ne maîtrisais la manière dont elle devait s'écrire mais si elle devait emprunter un chemin plutôt qu'un autre, avais-je un rôle à jouer ?

« Je suis égoïste et ça, c'est comme si tu le niais. »

Je ne pouvais lui laisser dire cela.

« Je ne le nie en aucune façon. Je sais que tu es comme cela et c'est comme cela que tu me plais... Si ça doit changer, pour moi, ça ne changera rien du moment que c'est toi. Mais je ne te demanderai pas cela. Tu sais... On ne change pas les gens, ce sont les gens qui changent... Ce sont les gens eux-mêmes qui choisissent leur route. »

Gaby s'est arrêtée de marcher. Elle s'est retournée vers moi, les yeux brillants, avec un mélange de reproche, d'appel à l'aide et de joie. Elle m'a agrippé. Ses doigts me serraient comme un étau. L'intensité de son regard était comme portée à me sonder, à trouver une vérité quelconque, une réponse à une question qui ne posait pas. Elle s'est dégagée. Et moi, je suis resté planté là. Je n'avais aucune idée quant à ce que je devais faire ou dire... J'avais même un peu de mal à imaginer tout ce qui pouvait tourmenter Gabrielle... J'imaginais sûrement... Mais j'étais loin. Loin d'imaginer la complexité de tout ce qui se mélangeait dans sa tête.

On était devant chez elle. Il y avait du bruit à quelques centaines mètres sur la place de la Bastille et dans les rues avoisinantes. Les parisiens, les parisiennes et autres banlieusardes commençaient les festivités dont ils allaient remplir leur week-end.

« Tu passes la nuit avec moi ? » a fini par dire Gabrielle en se retournant vers moi.

C'était sûrement un peu étrange qu'elle me pose cette question là à ce moment précis. Mais je l'ai entendu comme si elle me demandait de repartir à zéro. Alors de zéro ou bien d'où j'en étais, je le voulais, que ce soit parce qu'il s'était passé tout ça ou parce que tout simplement, là, tout de suite, elle me le demandait.

*

La séparation devait durer une semaine. C'était comme ça. Gabrielle ne m'a fait promesse de rien. Elle ne m'a pas dit qu'elle romprait avec Mathieu, elle ne m'a pas dit qu'elle ne s'arrangerait pas pour pouvoir me voir. Non, rien du tout. Cela ne servait à rien, de promettre, de dire que c'était comme cela que les choses se dérouleraient ou ne se dérouleraient pas. De toute manière, je n'avais pas besoin de ça.

Dans la réalité, elle ne m'a pas quitté vraiment, juste d'un point de physique, car elle était à mes côtés à chaque instant, à coups de messages, d'appels téléphoniques en mode brigand. Je ne vais pas nier que la distance est un obstacle à côté d'une relation proche, physique mais je ne m'en suis pas mal accommodé. J'évitais de me poser des questions et toute manière, cela peut paraître idiot pour certaines personnes qui font de la jalousie une manière d'exprimer leur attachement, j'avais confiance en Gabrielle et dans la sincérité de ses sentiments. On peut tromper les gens sur nombreuses choses mais dans ce registre-là. Pourtant cette séparation a fini par peser à Gaby. Cela se sentait de la manière dont elle multipliait les coups de fil, ses changements d'humeur. Enfermé dans une promesse que l'on n'a pas faite, il est très compliqué de savoir ce qu'il est bien ou mal de faire, de dire. J'ai cru que c'était ce combat que Gabrielle se livrait à elle-même. Elle n'avait encore aucune certitude juste l'envie.
C'était dans la nuit de mercredi à jeudi, il était presque une heure du matin quand mon téléphone a sonné. J'étais allongé dans le canapé-lit du salon de Kytie et je ne dormais pas.

« T'es chez Kytie ? »

« Bah oui, où veux-tu que je sois ? Chez ma maîtresse ? » ai-je dit pour la taquiner.

« Pfff... T'es pas marrant là... Mais bon... C'est pas grave. Je vais me sauver. Je viens. »

« Euh... T'es sûre ? Il n'est pas là ? »

« Bien sûr que si, il est là... »

« Où ? »

« Ben là, à côté de moi, il ronfle comme un bébé et moi je ne le supporte plus. »

« Qu'il ronfle ? » ai-je demandé.

« Non... Pfff... Lui... »

« Mais euh... Il va se poser des questions là... Non ? »
 
« Pas grave, je dirais que je suis partie dormir chez ma mère... Je l'ai déjà fait. »

Dormir chez sa mère, ai-je supposé. Je n'ai rien répondu. J'ai entendu du bruit ensuite un « Bisous, à toute de suite » et elle a raccroché.

*

Pendant de longues minutes, j'ai attendu et j'ai fini par croire que je veillais pour rien. Mais au bout d'une heure, j'ai entendu qu'on grattait à la porte d'entrée comme l'aurait fait un chat. Et c'était Gaby, avec un petit sac et en chemise de nuit. Je voyais ces yeux brillants dans la nuit et elle s'est jetée dans mes bras.

« T'es folle... Tu vas attraper la crève » lui ai-je soufflé.

« Moi, je m'en fous de la crève... C'est toi que je veux attraper. Pour l'instant et pour toujours. »

J'ai reculé sous ses « vilaines » attaques de ses mains, de ses lèvres et de tout son corps et nous avons fini par basculer sur le canapé, un peu lourdement car celui-ci a un peu craqué.

Je crois que c'est peut-être la plus belle nuit que j'ai passé avec Gabrielle. Je crois que j'aimais ce qu'elle était, elle et son brin de folie. On avait l'air de rien à se débattre sur l'étroit des coussins, comme des gosses sans le sou, un peu ivres, surtout fous. Mais il n'y avait qu'un essentiel : nous.

*

C'est Kytie qui a été un peu surprise, le lendemain matin. Surprise et très certainement, un peu gênée du regard de Gabrielle, car elle avait fini au fur et mesure de la semaine, par prendre beaucoup d'aisance avec son colocataire temporaire. Il faut dire que les yeux de Gabrielle à cet instant, exprimaient une suspicion dont je ne sais si elle était jouée ou sérieuse.

« Désolée. » a fini par dire Gabrielle en tirant à elle le tissus de chemise de nuit en même temps qu'elle m'écrasait de tout son corps.

« D'avoir débarqué comme ça... A l'improviste. »

Kytie, au delà des questions qu'elle pouvait honnêtement se poser et de l'embarras de la situation, dans laquelle elle se trouvait, a souri.

« Y a pas de mal... Mais c'est pas banal... »

Elle s'est retournée et en allant dans la cuisine, elle a jeté :

« Tu prends quoi pour le petit déj ? »

*

Gabrielle s'est envolée rapidement en avalant qu'une demi gorgée du bol de café que Kytie lui avait préparé. Quand elle a allumé son téléphone, celui-ci s'est mis à vibrer dans tous les sens. Elle a passé un coup de fil rapide à sa mère pour la rendre complice du forfait de sa nuit. Je voyais dans le regard de Kytie l'étonnement devant l'apparence ordinaire dont la conversation de Gabrielle avec sa mère se revêtait.

De mon côté, j'étais à la fois gêné, fasciné et heureux de la situation. C'est à la fois déstabilisant et grisant de se trouver dans une telle situation. Dans la tête, il y a plein de questions qui viennent mais elles se heurtent à la réalité. Je crois que personne ne peut être au clair quand les événements prennent cette tournure, que le côté romantique l'emporte sur la dramatique et son côté tragique.

*

Cela ne devait durer qu'une semaine. Mais un coup de fil de Gabrielle est venu prolonger le délai. Elle n'avait pas le temps de m'expliquer mais « l'autre », comme elle l'appelait, avait décidé de la squatter quelques jours de plus. Je n'étais pas heureux de cela mais il n'y avait grand chose à faire pour écourter cela. Je n'allais pas débarquer chez Gabrielle, couvert de mon illégitimité d'amant pour aller débarquer celui qui n'était pas l'imposteur dans l'affaire. De plus, j'étais sûr que ce n'était pas le souhait de Gabrielle. Ce n'était que quelques jours de plus, pas grand chose. Ensuite, le cours des choses reprendrait son fil et tout redeviendrait comme avant.

Mais cela n'a pas été le cas. Sans raison. Les coups de fil et les messages de Gabrielle se sont espacés. Leurs teneurs ne changeaient pas vraiment. Mais il y avait quelque chose. Je n'aime pas me ressasser ces instants là. Les moments où le temps étire sa tristesse, son ennui et ses questions sans réponse. Kytie était là pour rassurer. Elle voyait Gabrielle au boulot. Elle était mon lien avec elle.

« Tout va bien. » me disait-elle.

« Ca va s'arranger. »

Qu'est-ce qui était sensé s'arranger ? J'ai demandé à Kytie de dire à Gabrielle que je voulais la voir. Ne serait-ce que cinq minutes. Je voulais comprendre. A distance comme ça, je n'entendais pas Gaby. J'étais incapable de la sentir et ressentir ce qu'elle ressentait, de penser ce qu'elle pensait.

Alors mardi soir, en revenant du boulot, Kytie m'a indiqué l'adresse d'un bar vers Montparnasse et une heure. Gabrielle m'y attendrait.

*

C'était presque un soulagement. Cela n'enlevait pas les questions. Mais plus que tout, je voulais la voir et la toucher. Je n'avais pas besoin de mots.

Quand je suis arrivé dans le bar, il m'a fallu quelques secondes pour que mes yeux s'habituent à l'obscurité. Il m'a fallu une autre poignée de secondes avant de repérer Gabrielle, assise sur une table coincée dans le fond. Elle m'a souri. Je l'ai embrassée. Elle m'a demandé de m'asseoir. Son visage ne rayonnait pas comme d'habitude. Il y avait un manque d'expression qui m'était étranger dans la contemplation de son visage. Elle a baissé les yeux en secouant le tête et n'a pu retenir un sourire devant l'intensité de mon regard. Mais cela n'a duré qu'un instant et elle est revenue à cette énigmatique première attitude.

« Je suis enceinte. » m'a-t-elle dit.

(à suivre)

dimanche 6 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (9)


[...]

Peut-être que, pour un couple ordinaire, ce genre de moment aurait entraîné une période de froid, d'hésitation. Peut-être que dans une certaine réalité, le fait de se retrouver en face de nos propres contradictions aurait dû induire une vraie discussion avec des confessions de part et d'autre, une envie salutaire de se faire pardonner nos insuffisances à chacun. Peut-être qu'avec des si, on peut mettre Paris en bouteille, et nous dedans aussi.

Mais de tout ceci, il n'en a rien été. Nous sommes partis du restaurant et nous avons erré dans les rues pendant quelques minutes. Je ne saurais trop décrire cette impression d'ivresse qui accompagne les noctambules dans les rues éclairées de Paname.

Gabrielle a fini par me confier ce que son père avait voulu lui annoncer. Elle avait un nouveau demi-frère, son cadet de quelques années. Elle m'a aussi retranscrit la réponse qu'il lui avait faite pour expliquer le pourquoi, il était parti. Oui, c'était lui qui était parti et il n'y avait pas d'excuse si ce n'est celle de la vie qui s'écrit ainsi et pas autrement. Non, il ne l'avait pas abandonnée. Non, il n'y avait simplement pas pensé. Il ne déconsidérait pas le fait d'être père mais il n'avait pas conscience de l'être. C'était de manière grossière ce qu'il avait dit. Le bonhomme était fichu de défauts mais au moins, il n'avait pas fui la question à la grande surprise de Gabrielle.

« Tu te rends compte qu'il y aura fallu attendre vingt-trois ans pour qu'au final, le malaise que j'avais envisagé, les mauvaises raisons que j'avais imaginées... Ben en fait, tout ça, c'est rien. »

« Tu ne devrais pas dire cela. Ce n'est pas rien. C'est juste que tu viens juste de toucher du bout des doigts, une vérité que certains n'arrivent jamais à mettre à jour en toute une vie. Il n'y a pas de gens bien à côté de gens mauvais, les uns qui feraient le bonheur et les autres qui seraient responsables de tous les maux. Concevoir les choses de cette manière, c'est comme de se mettre un bandeau devant les yeux. Refuser de voir que même avec les meilleurs intentions du monde, on peut être la bête noire de certains et vice-versa. L'important n'est pas de juger. Juste de dire la vérité. »

Gabrielle n'a rien répondu. Elle a jeté son regard ailleurs et s'est accordée quelques minutes. Puis elle m'a proposé d'aller boire un coup quelque part dans le quartier Montparnasse. C'était sûrement une mauvaise idée car elle travaillait le lendemain mais j'ai accepté. Sûrement qu'à cet instant, j'ai pensé qu'il était mieux de terminer autrement cette nuit. De faire, de parler de choses plus frivoles.

Je ne me souviens plus bien des détails juste que nous sommes rentrés sûrement très tard et qu'après que nous soyons arrivés à la maison, nous n'avons pas dormi tout de suite. Je voudrais bien savoir décrire ce qu'était Gabrielle dans ces moments-là. Je n'ai jamais su si elle était mue par la volonté de vivre ou celle d'oublier. Je reste persuadé qu'elle était elle cette nuit-là, complètement décomplexée de tout mais pas désespérée. Elle empestait la vodka caramel mais cela lui allait tellement bien.

Je me rappelle l'avoir déshabillée, tellement elle était désordonnée dans tous ses gestes cette nuit-là. Le plus complexe a été le retrait de ses bottes car le reste a été un jeu d'enfant à côté. Je me souviens qu'elle riait en même temps qu'elle râlait de mes maladresses car je n'étais guère plus lucide qu'elle.

« Mes fesses ne sont pas un oreiller, Monsieur... Vous voulez peut-être que je vous donne le mode d'emploi ? » m'a-t-elle lancé avant de se retourner et me tirer à elle.

« Je ne voulais pas me restreindre à un seul usage, Mademoiselle... Mais si vous insistez... »

Ses mouvements étaient si imprécis qu'elle me griffait les bras et le dos mais je ne sentais rien. Nous sommes restés un moment à nous regarder dans les yeux dans les yeux avec nos plus beaux sourires niais. Nous n'étions pas assez ivres pour ne pas savoir ce que nous faisions et suffisamment pour ne pas se poser de questions. Je m'égarais dans sa nuque où j'aimais la respirer. Elle, m'enserrait de ses jambes comme pour m'empêcher de me perdre en chemin. Rester là sans interrompre la musique, ne jamais plus se dégager, se lâcher, garder le plus longtemps possible l'illusion que l'éternité est possible.

Mais la réalité, même si elle a mis le temps, a fini par nous rattraper et nous nous sommes endormis, emmêlés l'un à l'autre, en ayant mis un pied sur la terre de ce « nulle part » que l'on s'était promis.

*

Le lendemain matin, Gabrielle s'est envolée comme d'habitude, un peu plus tard que d'ordinaire mais avec la tête encore dans les nuages.

« Tu me rejoins tout à l'heure ? » m'a-t-elle demandé.

« C'est possible... Si j'arrive à émerger... »

Elle a fait la moue.

« Promis, je serai là... » me suis-je repris en souriant.

La réponse lui convenant mieux, elle m'a embrassé généreusement laissant ses mains baladeuses me rappeler que c'était elle qui commandait et elle s'est éclipsée.

*

La journée, du moins ce qu'il en restait promettait d'être belle. C'était le dernier jour de la semaine et Gabrielle avait eu son week-end. J'ai mis un temps certain à remettre un peu d'ordre dans la chambre comme dans ma tête mais « Roméo », le chat, m'y a fortement aidé. Je ne sais pas ce qu'il avait ce jour-là mais il avait décidé de me casser les pieds et de se mettre dans mes pattes pendant le début de journée. Moi qui pensais au départ qu'un chat était indépendant, « Roméo » s'est attaché à me démontrer le contraire.

J'ai tout de même réussi à être prêt à l'heure dite et être sur le trottoir d'en face de la rue d'Aligre pour attendre Gabrielle sous un soleil inhabituel pour la saison.

Gabrielle s'est faite un peu désirée mais il est vrai que les horaires dans la restauration ne sont pas très fixes et cela peut varier en fonction de la fréquentation. Sur les coups de quatre heures et demie, je la vis apparaître accompagner d'une collègue, une amie.

« Ah, Monsieur s'est tout de même déplacé... » m'a-t-elle lancé avant de m'embrasser.

« Je te présente Kytie... Je crois que tu la connais déjà, non ?... »

« Je crois, oui. On s'est croisé lors de notre première soirée ensemble, il me semble... »

« Kytie veut bien t'héberger pour la semaine... C'est cool nan ? »

Pour le « cool », certes, sûr que c'était très gentil de sa part. Mais je n'étais pas certain de comprendre. Gabrielle le savait très bien et elle a fait signe à son amie « cinq minutes » et m'a entraîné un peu plus loin avec elle.

« Tu peux m'expliquer ? » ai-je dit une fois à bonne distance.

Gabrielle avait la tête d'une gamine qui venait de jouer un mauvais tour. Et ce n'était pas peu dire.

« T'énerve pas hein ?... J'ai pas eu le temps de le dire hier... Ca faisait beaucoup de choses à penser et j'ai zappé. »

« Tu as zappé ? »

Gabrielle s'est pincée les lèvres.

« Non, j'ai pas zappé. J'étais juste pas sûre. Et puis je voulais pas aussi. »

En fait de ne pas m'énerver, cette fois-ci, j'avais du mal tout de même à garder mon sang froid. Je pensais qu'après l'épisode d'hier, on avait eu notre lot de mauvaises surprises. Enfin. Nous ou je. Je ne sais pas trop si je pensais à nous ou à moi à cet instant.

« Tu ne voulais pas quoi ? S'il te plaît, essaie d'être un peu clair. Je ne comprends pas. »

Gabrielle a fait un demi-tour comme pour s'éloigner et puis un autre quasiment dans la foulée pour me refaire face.

« Mathieu rentre ce week-end. »

« Rentre où ? » ai-je dit en secouant la tête.

« Chez moi. » m'a-t-elle répondu, désabusée.

« Je savais pas... Enfin... J'avais pas prévu que les choses iraient comme ça. Et... »

« Et quoi ? » ai-je fait d'un ton agacé.

J'ai vu dans les yeux de Gabrielle, des larmes qui commençaient à poindre.

« Et je sais pas. Je peux pas balancer Mathieu comme ça... Je peux pas non plus faire comme si rien ne s'était passé. Je peux pas... Enfin... J'ai pas trouvé d'autre solution. »

D'autres auraient pété un câble pour rester poli. D'autres auraient fait demi-tour et seraient parti ou se seraient enfui. D'autres encore n'auraient rien dit. Ils auraient attendu que l'autre trouve la bonne solution. Mais je ne suis pas fait ainsi.

« Je comprends. »

Cela pouvait ressembler à un mensonge et je suis certain qu'à la manière dont Gabrielle m'a regardé à cet instant, c'était ce qu'elle a pensé et ce qu'elle ne voulait pas croire. Avec le recul, je me dis que c'est peut-être à cet instant-là que tout aurait dû s'arrêter. Mais en fait, non. Les dés avaient déjà été jetés et l'on s'était déjà fait notre promesse à tous les deux. Il fallait qu'on se la tienne et on se l'était déjà tenue de toute manière.

« Tu comprends ? » a murmuré Gabrielle.

« Oui, je comprends. On ne construit rien à partir de rien, comme ça, du jour au lendemain. Oui, je comprends qu'on en est là et qu'il faut peut-être pas rêver, il faut toujours ramer un peu. »

Gabrielle m'a laissé monologuer, expulser cette fausse colère. C'était une vraie fausse colère car dans mon esprit, ce qui se passait, avait tout de l'évidence, simplement, le fait de l'accepter était le challenge. Alors que je lui tournais à moitié le dos, j'ai senti Gabrielle s'avancer et me prendre dans ses bras.

« Ce n'est qu'une histoire de quelques jours. »

Oui. Ce n'était peut-être juste une histoire de quelques jours.





(à suivre)

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (8)

[...]


La discussion a duré finalement un bon quart d'heure. Je n'ai pas osé pendant tout ce temps-là, les regarder : je ne voulais pas qu'ils se sentent observés. J'ai entendu quelques éclats de voix de la part de Gabrielle mais je ne pouvais saisir ses paroles.

En attendant, moi, je me laissais aller à vider ma tête de toute idée. C'est un exercice que je pratique souvent pour éviter la surchauffe et ralentir le fil de mes pensées. Je ne maîtrise pas bien ce qu'il se passe dans ma tête, les croisements de souvenirs, l'amalgame de mes sentiments et même mes raisonnements. J'ai souvent l'impression d'avoir une espèce de bouillon aux ingrédients hétéroclites, un peu indigeste en lieu et place d'une réflexion que je voudrais posée et quiète. Me concentrer sur la seule activité de ne pas penser (ce qui ressemble de près ou de loin à la méthode Coué) me sert à saturer ma tête avec cette obsession absurde. Aussi étrange que cela puisse paraître, j'arrive à m'épuiser mentalement et finis par m'engourdir l'esprit. Ainsi j'évacue les trop-plein de pression.

C'est dans cet état cotonneux que j'étais quand Gabrielle est venue au comptoir pour me chercher.

« Tu viens ? Mon père nous invite à manger au restau. »

Je l'ai regardée. Sans comprendre. Gabrielle a eu un rire nerveux.

« Non, ce n'est pas une blague... C'est vrai. Mon père nous invite. »

J'aurais pu refuser. Aurais-je dû décliner ? L'absence de raison pour ou contre, le côté un peu inattendu de la chose, a fait que je n'ai trouvé rien de mieux à dire que : « Pourquoi pas? »

A partir de cet instant, toute la soirée a été sous le signe de l'étrange. Gabrielle, tout d'abord, à la fois nerveuse, à la fois souriante et soucieuse. Son père ensuite qui m'a parlé longuement comme si je le connaissais depuis des mois, voire des années. Et moi-même. J'étais à la fois dubitatif et enthousiaste. Le fait d'assister à ce qui ressemble une amorce de dialogue entre un père et sa fille effaçait à mes yeux, toutes les lacunes qui subsistaient encore.

Pendant un court moment, je me suis interrogé sur ce qu'avait pu être le sujet ou les sujets de leur discussion. Et puis j'ai simplement zappé comme on peut le faire assis devant sa télé.

Le père de Gabrielle nous a emmenés dans un restaurant qu'il connaissait bien. Ce n'était pas de la grande cuisine mais on l'y mangeait bien. La discussion tourna à peu près autour des tracasseries rencontrées dans la vie de chacun mais aucune allusion au passé de Gabrielle. C'en était presque énervant.

« Bon. Je dois vous laisser. » a dit soudainement le père. « Je dois allez travailler. »

J'ai regardé l'heure sur mon portable : il n'était pas loin de vingt-trois heures. Ce n'était pas vraiment une heure habituelle pour reprendre le travail, mais compte-tenu de l'accumulation de bizarreries que j'avais collectionnées depuis la fin de l'après-midi, je dois reconnaître que je n'ai pas été davantage surpris que cela.

« Tu n'oublieras pas de payer. » a dit Gabrielle en guise de remerciement et d'au revoir.

Son père a esquissé un sourire gêné et s'est rendu vers le comptoir. J'ai attendu qu'il soit assez éloigné pour souffler à Gaby :

« On peut peut-être faire moitié-moitié ? Non ? »

Gabrielle a secoué la tête et m'a lancé un regard maternel.

« Non. C'est lui qui nous a invités. Pas question qu'il se défile une fois de plus. »

Je me suis tu. C'est vrai que dit comme cela et de la bouche de Gabrielle, la raison semblait couler de source. J'ai allumé une cigarette et du coin de l'œil, j'ai attendu que son père ait passé la porte du restaurant avant de demander :

« Alors ? »

Je voulais savoir si elle avait pu obtenir les réponses aux questions qu'elle se posait depuis toujours mais c'est une autre réponse qui est venue. Une réponse à laquelle je ne m'attendais pas. Une réponse à une question que je n'aurais jamais pensé poser.

« Oui, je sais. » a commencé Gabrielle. « Je comptais t'en parler. Cela m'étonnait un peu aussi, que tu ne m'en parles pas. »

Je ne sais si cela l'a fait déjà fait à d'autres personnes, de se retrouver dans cette situation. Tout ce que je peux dire, c'est qu'il est extrêmement compliqué sur l'instant de comprendre le sujet, de comprendre ce qui a fait que l'on ignore tout l'aspect d'une histoire. D'être passé à côté et n'avoir jamais pensé à relever la tête pour regarder vraiment. C'est un peu comme ces personnes qui vivent à Paris, qui passent devant la tour Eiffel, qui se baladent dans les jardins du Musée du Louvre ou sur l'avenue des Champs et qui vivent cela comme les choses de la vie ordinaire. En tout cas voilà, c'est pratiquement comme cela qu'il faut se figurer mon intérieur pour ressentir les sentiments qui m'ont parcouru pendant que Gabrielle m'a interprété son moment de vérité.

« Ca m'a fait bizarre, tu sais, que tu ne m'interroges pas plus sur Mathieu. Tu le savais pourtant. Pourquoi tu ne m'as rien demandé ? Pourquoi tu laisses faire comme ça ? »

Je le savais. Juste cette affirmation a été déjà le déclencheur d'un cataclysme latent dans ma tête.

Je le savais quoi ? Non. Mauvaise réponse. Je savais « quoi ». Peut-être que oui. Retour en arrière. Les discussions avec ses amis pendant notre première soirée. La bobine du film qui repasse. Arrêt sur image, ralenti sur quelques phrases. Je le savais. Oui. Gabrielle n'était pas célibataire. Je l'ai su. Je l'ai entendu.

« Tu vas faire quoi de l'autre ? » suivi d'un rire. Une phrase prononcée par une fille qui me revient.

« C'est juste un ami. » La réponse de Gabrielle en parlant de moi. Je m'en rappelle.

J'en ai fait quoi de cette information. Avance rapide. Des indices encore là et là, et là. J'en ai fait quoi de ce que j'ai su. Rien. Elle est majeure. On est adulte. On n'ira pas là où il ne faut pas aller si ce n'est pas possible. Qu'est-ce qui n'est pas possible ? Rien. Rien n'est impossible. Et ce mec, comment il s'appelle ? « Mathieu. »

Rien n'est impossible. Oui.

« C'est qui Mathieu ? »

« Demande à Gabrielle... » me répond une autre fille en éclatant de rire.

J'ai arrêté la bobine. J'ai regardé Gabrielle qui était pendue à mes lèvres, attendant un mot de ma part. Une phrase.

«  Tu restes avec moi, cette nuit ? »

Encore une phrase qui revient. Et la réponse devient évidente.

Malgré ça, j'avais quand même la bouche un peu sèche et la gorge serrée. J'ai attrapé mon verre et l'ai bu de la manière la plus détendue qu'il m'était permis de présenter.

« Je ne peux pas faire les choses à ta place. Et je n'ai pas à la faire d'ailleurs. Je sais ce que je veux. Toi aussi. J'ai confiance. C'est tout. »

En m'entendant prononcer ces mots, je me suis trouvé froid. Incroyablement froid alors que ce n'était pas cette impression que je voulais lui donner. Pourtant, Gabrielle n'a pas du le ressentir comme tel. Elle est restée un instant interdite puis ses yeux ont commencé à briller.

« Tu... » a-t-elle commencé.

« M'aimes. » ai-je terminé.

Je le savais. Oui. Mais la « raison » si tant est qu'on puisse l'appeler ainsi, c'était aussi simple que de la prendre dans le creux de mes bras. Ce que j'ai fait.







(à suivre)

samedi 5 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (7)

[...]



Pour pouvoir conter correctement ce bref épisode, je vais me contredire mais je crois qu'il faut que je fasse un bref retour en arrière ou plutôt que j'éclaircisse certains points qui pourraient paraître nébuleux et qui feront que l'on ne peut pas aborder le récit et surtout comprendre la situation. Dire que les rapports de Gabrielle avec son père étaient conflictuels serait une pure litote. Dire qu'elle le détestait serait une idiotie. Dire qu'il n'était pas ce qu'elle aurait voulu qu'il soit, là, on s'approcherait un peu plus de la vérité.

Le bonhomme en question n'était pas tout blanc, loin de là. Il n'était pas tout noir non plus, mais simplement, il n'était pas "père". Le point de vue que je donnerais de la situation est un point de vue complètement extérieur, même si je dois reconnaître que je comprenais plus que grandement ce que Gabrielle pouvait ou avait pu ressentir. C'est une chose qu'il m'est assez accessible et je ne sais pas vraiment pourquoi. Ai-je une sensibilité particulière, une manière spécifique d'aborder les choses qui me les rendraient plus intelligibles pour moi que pour les autres. Je ne le crois pas. Je suis persuadé que c'est juste une histoire d'écoute. Quand j'écoute quelqu'un, je ne le classe pas dans une catégorie ou dans une autre en fonction de ce qu'il a vécu. Je ne déduis rien ainsi. Je laisse seulement se construire les différentes facettes de l'autre, au rythme où il me les donne ou au fil des questions que je lui pose lorsque je ne suis pas ses sentiments (qu'ils soient "logiques" ou non).

Donc, s'il me fallait brosser un portrait du bonhomme, ce qu'il faut retenir c'est que c'était un homme "virile" pour le meilleur comme pour le pire, il n'avait pas fait l'ENA mais ce n'était pas très important ; c'était un homme a priori plutôt volage de part les histoires que l'on m'a rapportées, pas dans le sens coureur de jupons, juste pas fichu de se fixer. C'était aussi et c'était là l'un des éléments les plus embarrassants : c'était quelqu'un qui ne savait pas être responsable.

S'il m'est permis de simplifier, le père de Gabrielle était à l'opposé des attentes de sa fille (et de n'importe quelle petite fille d'ailleurs). Je ne ferai pas sa psychanalyse car bien mal m'en prendrait et d'autre part, je n'ai aucun élément qui me le permet. De plus, ce n'est pas là, le propos. Je ne prends aucunement sa défense mais je ne veux pas non plus noicir le tableau. Et vous comprendrez pourquoi dans la suite de mon exposé.

En effet, le point essentiel suivant était la mère de Gabrielle. C'était à coup sûr une femme courageuse même si je n'ai aucun élément pour l'étayer sinon le témoignage de sa fille, ce qui, j'espère qu'il est facile d'en convenir, n'est pas un gage d'objectivité. Après tout, le simple fait d'avoir élevé sa fille était une preuve tout de même. Cependant, le revers de la médaille était qu'elle avait introduit Gabrielle dans un univers où ce père qui s'en était allé, a priori pour découcher mais peut-être aussi pour d'autres raisons, était le porteur de tous les maux. Je ne dis pas qu'elle avait tort sur le fond mais, que pouvait comprendre une enfant comme Gabrielle. Elle était née peu après la mort de son frère en plein milieu d'un deuil qui n'a jamais été fait. Puis elle s'est retrouvée bien vite l'enjeu d'une séparation douloureuse dont les raisons ne lui ont été rapportées que partiellement et surtout que vues sous un seul angle, celui de sa mère. Même si les réponses ne tiennent pas debout, elles comblent l'absence et les trous qu'elles laissent béants s'emplissent au fur et à mesure, d'une histoire que la petite fille s'est cousue de bric et de broc en avançant dans les années.

Je ne veux pas aller plus avant dans les détails. Car même là, je les trouve déjà déplacés.


*


Gabrielle m'attendait à la sortie du métro. Même de loin, j'avais ressenti son état de nervosité. Je l'ai embrassée.

"J'ai la trouille" m'a-t-elle chuchoté au coin de l'oreille et en étouffant un rire nerveux. Elle avait les larmes aux yeux.

Ce n'était pas de la tristesse, non. Elle était juste heureuse de m'avoir là et le trop plein d'émotion contenu dans le petit bout de femme qu'elle était, s'évacuait ainsi. Dans un tel méli-mélo de sentiments complètement contradictoires, c'est très difficile de savoir par quel bout prendre les choses. Faut-il dédramatiser, faut-il se taire, faut-il écouter ? Aucune attitude ne sera la bonne et aucune la mauvaise non plus.

Nous avons marché quelques instant côte à côté en silence, jusqu'à ce que je lui propose de nous asseoir à la terrasse d'un pub un peu plus loin.

"Comment ça s'est fait ?" ai-je fini par demander.

Gabrielle m'a souri dans une moue contrainte, un brin désabusée.

"En fait, ce n'est pas moi qui ai demandé... C'est lui qui m'a appelé. Paraît qu'il a quelque chose d'important à me dire."

"Et t'as une idée de quoi il s'agit ?"

Gaby secoua la tête et haussa les épaules.

"Tu ne lui as pas demandé ?"

"Non... J'aurais pu mais..."

Elle s'alluma une cigarette.

"J'ai repensé à ce qu'on disait l'autre soir... Je me suis dit que ça pourrait être l'occasion... Enfin. S'il vient, c'est pareil. Il m'a souvent plantée... Il te dit qu'il viendra et puis il oublie... C'est toujours pareil avec lui."

Elle souffla la fumée.

"C'est toujours pareil avec lui... Je me disais que t'avais peut-être raison mais... Finalement, je me demande si ça vaut le coup. Je vis bien comme ça... Je lui dois rien, il me doit rien... C'est nickel... Faut peut-être pas chercher midi à quatorze heures..."

"Ouais..." ai-je repris. "Sauf que ça te trotte dans la tête et t'y reviens de manière chronique."

En même temps que je lui parlais, je cherchais mes mots pour ne pas déraper... Faire la phrase de trop.

"Je te promets rien... De toute manière, vu ce que tu dis, tu n'attends rien objectivement même si ce n'est pas vrai et ça tu le sais bien. Mais là, tu n'as rien à gagner, ni à perdre. Au pire, cela va te conforter dans ton idée, au mieux, ça va t'offrir un semblant de réponse..."

Gaby se pinça les lèvres.

"Tu le crois vraiment ?"

"Ecoute, mon expérience n'est que la mienne mais de ce que j'ai pu voir... Il ne faut pas anticiper sur les réponses que les gens peuvent te donner. Surtout dans ton cas... C'est quand même important que tu puisses lui donner l'occasion de donner sa version des faits. Il faut pas croire que si les gens ne disent rien, c'est parce qu'ils ne meurent pas d'envie de s'exprimer. Des fois, c'est plus compliqué que cela. On pense des fois qu'il vaut mieux garder les choses sous silence parce que les personnes concernées paraissent plus heureuses comme ça et qu'on n'a pas envie de remuer les vieux souvenirs. Parfois, on pense qu'il est mieux de laisser à l'autre, l'initiative de demander. Ce n'est pas forcément de la lâcheté juste une volonté de ne pas mettre de l'huile sur un feu où il n'y en a pas."

En disant cela, je savais que je me faisais l'avocat du diable et que je prenais le risque de la perdre si la déception était au rendez-vous. Pourtant, j'avais l'intime conviction que c'était la chose à faire. Même si je devais essuyer un échec qui mettrait un terme à notre relation. Et pourtant, à l'intérieur de moi-même, c'était une vraie bataille.


*


Nous sommes restés assis pendant une bonne heure.

"T'avais rendez-vous où ?" ai-je demandé au bout d'un moment, étant surpris que Gabrielle ne s'envole pas comme elle en avait l'habitude lorsque elle avait affaire.

"Ici." m'a-t-elle dit en même temps que l'expression de son visage changeait brusquement.

Dit comme cela, cela paraît presque évident de deviner le pourquoi de ce changement d'attitude, mais à cet instant, je sais que je n'ai pas percuté immédiatement. Pour dire toute la vérité, je m'étais accoutumé aux aléas brutaux du comportement de Gabrielle, sans qu'il n'y ait jamais vraiment de raison. J'ai su par la suite que ce phénomène n'était pas anodin mais cela faisait partie d'elle. Cela va peut-être paraître un peu masochiste, mais quand je dis que je m'étais habitué, la réalité était plus basique que cela. J'aimais. J'aimais ce que la grande majorité des gens considèrent être une plaie dans les relations amoureuses. D'aucuns me diront que c'est une transformation mentale de ma part pour servir de contre-poids à mes sentiments lorsqu'ils basculent dans le sens opposé, que c'est juste une justification, une manière de me déculpabiliser. J'accepte le principe du raisonnement. C'est vrai que cela pourrait être "l'explication". Mais voilà, s'il y a sûrement un peu de cela, d'une façon inconsciente, la vérité des sentiments nie cette histoire de compensation affective. Je ne suis pas à la recherche de l'équilibre : le fait d'être mal puis bien puis mal et ainsi de suite, n'entraîne pas chez moi une quête vers le bien-être. Je crois que quelque part, je m'en fiche. Mon humeur, ma manière d'être par rapport aux autres est moins le reflet de mon état intérieur qu'une image que j'expose en réponse aux éléments extérieurs. C'est peut-être quelque chose de complexe à appréhender : cette dissociation.

Les plus experts, les plus scientifiques vont aller inventer des termes très compliqués comme ils ont pu en inventer pour Gabrielle à une certaine époque pour arriver à mettre dans une case, ce comportement, résultat d'un complexe plus ou moins évident provoqué par une envie compulsive de nommer et mettre de l'ordre dans un monde complètement anarchique qui les effraient. C'est comme cela : quand on n'accepte pas ce genre de confession, il faut alors inventer une normalité à opposer à une folie.

Bref... Tout ça pour en revenir à ce que le père de Gabrielle venait d'apparaître dans l'angle de la rue.


*


Dois-je préciser qu'il n'a pas été vraiment question de partir en courant avant qu'il rejoigne sa fille et ne me voit ? C'est évident que je n'en ai pas eu le temps. Même si j'ai un instant mon regard interrogateur qui s'est plongé dans celui de Gabrielle, il n'était pas très poli de m'éclipser sans au moins le saluer. Gabrielle a senti ce flottement mais bizarrement, elle ne m'a fait signe de rien, comme si d'un seul coup, elle n'était plus vraiment avec moi.

"Je suis là." lança-t-elle assez fort, suffisamment pour qu'une partie de la clientèle tourne la tête ou jette un regard pour comprendre ce qu'il se passait.

C'était un homme plutôt petit, assez carré des épaules, chauve. Il devait approcher la cinquantaine, son visage était marqué. Il avait une démarche assez étrange, alternant des pas rapides temporisés par des phases de suspension à peine perceptibles mais qui donnait un rythme irrégulier à son allure. Un peu comme quelqu'un qui boite mais où il n'y avait pas la logique mécanique.

"Salut ma puce" a-t-il lancé en arrivant à hauteur de notre table. "Ca fait longtemps que tu m'attends ?"

Gabrielle leva les yeux au ciel mais ne répondit pas. J'aurais pensé que le père aurait eu une réaction face à cette moue mais il n'en a pas été le cas. Il s'est retourné vers moi et m'a tendu la main.

"Bonjour, je suis le père de Gabrielle..." m'a-t-il précisé en oscillant la tête comme s'il s'excusait de nous avoir interrompus.

"Raphaël..." ai-je commencé.

Je suis resté un peu dans le vide quelques instants car je ne savais pas trop comment me présenter.

"C'est mon petit ami." a dit Gabrielle d'un ton qui ne laissait pas de doute.

L'homme a eu un mouvement de recul et un vague hésitation. Il paraissait surpris. Je n'ai su à quoi l'imputer sur l'instant. Il pouvait y avoir des milliers de raison.

"Et Mathieux ?" a-t-il laissé échapper.

A cet instant précis, je pense que Gabrielle, si elle avait eu une arme à feu, aurait fusillé sur place son père. Mathieux... De mon côté, dire que je n'ai pas été surpris serait un mensonge. Dans le même temps, il n'était guère étonnant que Gabrielle ait eu d'autres relations que moi, malgré le fait que certaines choses me paraissaient un peu contradictoires dans les sensations que j'avais pu éprouvées. Comme toujours, dans ce genre de cas, le présent avance et ne laisse pas de temps à l'analyse et je n'ai pu qu'exprimer une moue un peu gênée.

"C'est pas le sujet... T'avais quelque chose à me dire... T'accouches ?" a répliqué Gabrielle.

La violence du ton était mesurée malgré le fait que, je pense, pour la grande majorité des gens, ce ton aurait été interprété comme inapproprié. Seulement, comme j'ai pu l'expliquer, la relation conflictuelle connue, l'impression était bien plus relative. D'ailleurs, son père ne sembla pas broncher plus que cela.

"Euh ouais... C'est vrai..."

Il paraissait embêté. Et après quelques instants, il a fini par se retourner vers moi.

"Ca ne vous embête pas si je vous emprunte ma fille un certain temps ?"

J'ai secoué la tête en même temps que je cherchais l'approbation de Gabrielle du regard. Je ne l'ai pas trouvée. J'ai juste compris qu'il fallait que je m'éloigne quelques minutes. J'ai pris mon bière et suis allé m'installer au comptoir. Je ne savais pas trop quoi penser. Alors, je n'ai pensé à rien et j'ai fini mon verre.







(à suivre)

dimanche 30 août 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (6)


[...]



Il se faisait tard. Nous sommes rentrés tranquillement en passant par les petites rues. Je suis resté silencieux pendant de longues minutes et puis j'ai osé poser la question qui me trottait dans la tête depuis l'épisode du marché :

"Je peux rester chez toi cette semaine ?"

Gabrielle n'a pas paru étonnée de la question et sa réponse a été quasiment automatique :

"Bien sûr que oui. Tu voulais aller où sinon ?"

"Ben, je sais pas mais je voudrais pas abuser, c'est tout. Je débarque comme ça, je sais pas, ça me fait bizarre et ça me gêne un peu"

Gabrielle a souri.

"Je comprends mais je te dis, il n'y a pas de souci. Sinon, je ne t'aurais pas invité à venir."

J'ai hésité à continuer et puis, flûte, je me suis lancé :

"Tu te rends compte quand même qu'on ne se connaît que depuis hier ? Ca te paraît pas un peu... bizarre ? Non ?"

"Et pourquoi, ça serait bizarre, Monsieur ? C'est comme ça. Et c'est bien, non ? Pourquoi ça serait pas bien ?"

"C'est pas ce que je voulais dire. Sûr que... C'est bien... Et même, un peu mieux que bien..." ai-je dit en prenant un sourire gêné.

"C'est juste que j'ai l'impression d'être sur une route où je roule à toute vitesse alors que je ne sais pas si elle est limitée."

"Et ça te fait quoi, de laisser un peu de côté ton code de la route ? Hein ?"

Elle avait raison. C'était juste bien. Il ne fallait peut-être pas aller chercher plus loin. Profiter de ce qui était en train de s'écrire et ne pas essayer d'aller voir plus loin.

"Tu sais... " m'a fait Gabrielle car elle lisait sûrement le fil de mes pensées. "Je crois que, s'il faut apprendre une chose dans la vie, c'est qu'il faut faire en fonction de ce que l'on ressent... Il ne faut pas essayer d'intellectualiser une chose qui n'est pas faite pour ça. Crois-moi, il y a des choses pires à vivre alors si certaines sont agréables, il ne faut pas les bouder. C'est pas une fois que t'as passé l'aire de repos, qu'il faut que tu penses à t'y arrêter. On revient jamais en arrière, c'est pas possible."

Je sentais que sa voix était différente lorsqu'elle me disait cela. Je touchais du doigt un point sensible mais j'ignorais lequel. Je n'avais aucune idée sur l'origine profonde de ses propos. Ce qui était sûr, c'est que cela me renseignait sur le fait que Gabrielle, sous ses airs un peu déjantée, un peu frivole, cachait une histoire un peu plus triste qu'elle s'efforçait de combattre ou d'oublier. Je me suis demandé s'il ne fallait pas que je l'interroge à ce propos, tout simplement, mais je n'avais pas envie de lui faire de peine. Je n'avais pas envie de la voir s'arrêter de sourire. Chaque fois que la moindre ombre se dessinait sur son visage, c'était pour moi comme un crève-cœur. Je me sentais responsable, fautif. Il ne fallait pas que ça puisse arriver. Alors, les questions, il valait mieux les laisser dans le fond du placard. Et continuer, continuer à l'aider à marcher si elle commençait de trébucher, la prendre dans ses bras au moindre coup de froid. C'était cela qui comptait, en vrai.


*


Je voudrais bien coucher par écrit ce qu'il s'est passé à partir de là, durant la première partie de la semaine mais rien ne le peut décrire convenablement. Gabrielle partait vers dix heures. Elle travaillait dans un petit bar-brasserie à l'angle de la rue d'Aligre et celle du Faubourg Saint Antoine et moi je la laissais s'échapper non sans lui avoir dérobé quelques uns de ces charmes au passage. A partir du moment où elle s'était éclipsée, c'était comme un grand vide que j'occupais à remettre en ordre la chambre qu'on avait mise en chantier la veille. Je sortais aussi pour aller me balader, acheter deux ou trois trucs pour dîner et surtout m'abandonner à la rêverie sur les terrasses de café. D'ordinaire, j'aurais fait l'effort de me sortir de ma situation de squatteur, je serais allé chercher un quelconque petit boulot en faisant du porte à porte pour ne pas rester ainsi, les orteils en éventail et les bras croisés. Mais je ne l'ai pas fait. Pourquoi ? Ca, c'est très compliqué à expliquer car je ne le sais pas moi-même. Je ne sais pas ce qui est le plus étrange : est-ce d'avoir l'impression de ne plus se ressembler, ou est-ce l'impression de pouvoir enfin ce que l'on sait comme une intuition, avoir toujours été ? Encore maintenant, si je me pose la question, la réponse est embrouillée.

Quoiqu'il en soit, la vie reprenait son cours normal sur les coups de seize heures quand Gabrielle revenait de son service, parfois euphorique, parfois franchement contrariée. Dans tous les cas, ses petits tracas s'effaçaient par la seule magie de m'en parler et surtout de faire tourner en légère orgie la moindre discussion. Aucune précaution dans le temps, ni même dans le lieu, c'était ses règles du jeu et le joueur n'avait qu'à s'y conformer. Elle avait pourtant tant de choses à découvrir et apprendre que cette volonté pouvait paraître déplacée. Mais qui s'en plaindrait ? Ce n'était ni des barrières, ni des murs infranchissables, juste une manière d'avoir le dessus, ou plutôt d'emprunter un chemin qu'elle voyait comme balisé, même s'il ne l'était point.

Et moi dans tout cela ? Moi, j'étais bien tout simplement. On pourrait me faire beaucoup de reproches sur l'attitude que j'ai eue durant ces quelques jours mais aurait-ce été bien raisonnable ? Pour la première fois de ma vie, c'était du moins la sensation que cela me donnait, je ne faisais de tort à personne et bien au contraire, je faisais le bonheur d'une. Pas de simagrée, pas de "je t'aime moi non plus", pas de "j'avance en marche arrière", pas de "je croyais que", pas de "pardonne-moi"... Rien. Et cela sans effort particulier. Je crois que celui ou celle qui me dirait que c'est dans ces cas-là qu'il faut se méfier, je lui répondrais qu'il ou elle est un imbécile ou un ignorant. D'ailleurs, si tout cela était à refaire, je n'enlèverai rien à ce que j'ai pu dire ou faire.


*


Les choses ont commencé à se compliquer à partir du mercredi soir. Encore que. Gabrielle ne rentrait pas alors, je l'ai appelée. J'ai bien senti qu'elle était un peu troublée.

"Ah oui, c'est vrai, j'ai oublié de t'en parler, hier soir. Je vois mon père, ce soir, pas longtemps hein ? Juste le temps de parler..."

"Ton père ? Celui dont on a parlé ? A qui tu ne voulais pas parler ?"

Gabrielle expira.

"Ben oui, mon père... J'en ai pas douze... Non mais j'aurais dû..."

"Non, non, y a pas mort d'homme, c'est bien au contraire, je te l'ai dit. Après tu verras bien mais faut le faire, sinon tu resteras avec tes questions et pire avec tes propres réponses..."

Gabrielle a semblé soulagée mais dans sa manière de respirer, j'entendais bien qu'elle était encore tendue.

"On peut peut-être se voir juste avant ?..." ai-je proposé.

Il y a eu un blanc dans la conversation à cet instant précis et je me rappelle précisément ce que j'ai pensé. Je commençais à bien connaître Gabrielle et sa manière de fonctionner, et si une grande partie du mécano m'était encore un mystère, je savais ce qu'elle pensait à cet instant précis. Elle était partagée entre l'idée de se rassurer en répondant positivement à ma requête et celle qu'elle refusait de m'inviter dans une de ses méandres où sa logique voulait que je ne me sente pas concerné. Cette prise de décision était difficile pour elle et je crois que je l'ai aidée quelque part en posant une question toute simple :

"Tu es où, là ? Je vais te rejoindre et après je te laisserai... Faire ce que t'as à faire"

"Je suis à Châtelet."

Elle a laissé quelques secondes s'écouler.

"T'as qu'à m'y rejoindre... Je pense que je flipperai moins après."

"A tout de suite..."

J'ai raccroché. Je suis conscient qu'il n'est pas facile de comprendre pourquoi cette situation était normale dans le fil de l'histoire mais ça l'était. Je ne peux que difficilement rapporter toutes les pièces de ce puzzle intense qu'est une relation entre une, deux ou plus de personnes. Il y a forcément des trous, des moments intimes que l'on ne sait pas raconter car l'on sait qu'on ne fera que simplifier le sujet alors qu'il faudrait l'exposer dans sa totalité. Peut-être que si je dis que Gabrielle était née après son frère qui décéda lors de sa première année, un an plus tôt, et que son père avait laissé sa mère par la suite, cela suffira à esquisser l'essentiel sans en faire un développement entier.

Quoiqu'il en soit, j'ai pris mon blouson et je suis parti la rejoindre.




(à suivre)

samedi 29 août 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (5)


[...]


Le marché Bastille est impressionnant de par la variété des choses que l'on peut y acheter et aussi par le monde qui vient s'y promener, parfois même sans rien avoir à dépenser. J'aime beaucoup cela, les marchés pour commencer alors celui-ci ne pouvait que me réjouir. Il m'aurait d'ailleurs davantage réjoui si j'avais eu le sou pour acheter tous les produits qui me faisaient envie. Mais il y avait un obstacle à cela... L'état plutôt vide de mon porte-monnaie. J'aurais pu profiter de l'enthousiasme de Gabrielle et de la frénésie acheteuse qui semblait l'avoir prise du simple fait que je lui indiquais les produits qui me semblaient les plus beaux et les plus opportuns. Mais, comme je lui ai fait remarquer, Gaby ne disposait pas d'un réfrigérateur américain... Disons même que c'était la version mini-bar... Il fallait donc raison garder et faire dans l'alimentaire avec peut-être une petite touche de plus.

"C'est pas très grave de toute manière. Tu n'auras qu'à retourner en courses dans la semaine..."

La phrase aurait pu paraître anodine comme ça mais, en réalité, nous n'avions pas parlé de ça. La vérité était même que nous n'avions parlé de rien. Les choses s'étaient faites ainsi et il n'y avait pas de plan encore réglé qui disait que je resterais chez elle. Je me suis arrêté un instant et Gabrielle, elle, a continué comme si de rien n'était. Les mots semblaient lui être venus comme cela sans aucune espèce d'intention. Je n'ai rien dit. Peut-être aurais-je dû. C'est difficile à expliquer mais si je ne validais pas cette innocence, cette "légèreté de l'être" devrais-je peut-être la nommer, elle m'allait bien pourtant. Elle m'apportait la preuve que je cherchais depuis des années : que les événements d'une vie pouvaient être abordés sans complication, juste vécus pour ce qu'ils sont et non pas, anticipés ou regrettés, dans les deux cas mal appréciés car tiraillés par un désir qui ne s'inscrit jamais dans la réalité présente.

Je n'ai rien dit. Ou peut-être, je ne me souviens pas bien. Peut-être,me suis-je dit que l'on aborderait le sujet plus tard. Là, il faisait beau, cela sentait bon, on pouvait fermer les yeux et se laisser là, à écouter la rumeur du marché et comble de tout, j'étais accompagné de la créature que petit à petit, mais sûrement, je considérais comme la plus belle chose qu'il m'avait été donnée d'effleurer. Point n'était le temps de le saccager.


*


"Tu connais rien de Paris, hein ? Enfin, je veux dire que tu n'as jamais visité ou vécu dans un de ses quartiers ?" m'a demandé Gabrielle sur le chemin du retour.

"Pour être honnête... Non, je ne connais rien, sinon les cartes postales..." ai-je répondu en souriant.

Gabrielle s'est arrêtée brusquement et s'est approchée de moi... Elle m'a dévisagé. D'un seul coup, c'était comme si elle me voyait pour le première fois... Et puis elle me dit :

"Tu sais que tu as une drôle de tête ?"

A cet instant, j'ai dû avoir un passage où mon visage a dû friser le livide. Puis elle s'est mise à rire...

"Mais je t'aime bien... Mon p'tit loup..."

Elle s'est alors blottie dans mes bras qui ne pouvaient correctement l'enlacer à cause des sacs de commission que je portais. Elle tremblait presque. Du moins, il m'a semblé.


*


Nous n'avons pas mangé à la maison, nous sommes partis à pied juste après avoir déposé les courses. Sandwiches préparés rapidement, nous sommes allés du côté de l'Ile Saint-Louis, pour manger assis sur les bords de Seine, sur le Quai d'Anjou. La capitale respire le dimanche et quand il fait beau, c'est agréable.

Gabrielle portait une grande robe qui lui donnait l'air d'une gitane, un petit air d'Esmeralda aux abords de Notre-Dame. C'était amusant. Et puis, elle ne passait pas inaperçue, vêtue ainsi. Les badauds ne pouvaient s'empêcher de la regarder et cela me gênait. Un peu pour moi, un peu pour elle, mais elle paraissait tellement ne pas en faire cas que j'ai fini par me convaincre qu'il me fallait mettre aux oubliettes cette réserve ridicule. Pourquoi avais-je ce réflexe de vouloir interdire à une danseuse de danser ? Etais-je donc si peu enclin à apprécier les choses simples ? Fallait-il donc que je fasse l'obstacle sur un chemin qui en était dépourvu ?

Je pensais à tout cela pendant que nous marchions et que Gabrielle virevoltait de droite et de gauche, m'interrogeant sur ce que j'aimais, ce que je n'aimais pas, sur les choses de la vie, si je croyais à Dieu ou si je jouais au freesbee.

"Et si on allait à Montmartre ?" me demanda-t-elle.

"Pourquoi à Montmartre ?" lui ai-je répondu en souriant.

"Tu as quelque chose à y faire ?"

Gabrielle ne répondit pas. C'était comme si ma question l'avait contrariée.

"Ca t'embête ? T'as pas envie d'y aller ?..."

Je n'aime pas quand "elles" prennent ce ton-là, c'est le signe qu'on aurait mieux fait de se taire. Le bon sens voudrait alors que l'on ne cherche pas à se rattraper mais celui-ci répond bien entendu aux abonnés absents dans ces moments-là.

"Je te demandais cela comme ça... C'est juste que..."

"C'est juste que quoi ?"

"Non rien de précis... Juste je me pose peut-être trop de questions..."

"A propos de qui, de quoi ? T'es pas bien avec moi ?"

J'ai levé les yeux aux ciel. Un réflexe.

"Non, ça n'a rien à voir avec ça... C'est juste que je me disais qu'il devait y avoir une raison... Montmartre n'est pas à la porte d'à côté, il me semble."

Gabrielle m'a jaugé du regard. J'avais l'impression qu'elle me dépouillait de mes dernières barrières auxquelles je tenais, fussent-elles teintées de mauvaise foi.

"On y va." m'a-t-elle dit d'un ton sec après un long silence.

Je n'ai pas insisté et nous nous sommes mis en marche.


*


La vérité ? La vérité, c'est qu'elle voulait aller Place du Tertre, elle voulait un peu plus qu'une photo, elle voulait qu'on se fasse tirer le portrait, tous les deux, ensemble. Ca ressemblait presque à un rite d'initiation, une cérémonie de passage. Sauf qu'elle ne tenait pas à le dire, ni à en dévoiler les raisons.

Comme d'habitude (je dis cela malgré le fait que je n'en sois pas un habitué), la place était remplie de touristes, de flâneurs du dimanche et sûrement d'habitants coutumiers de l'arpentage du quartier. Gabrielle me tirait par le bras et m'a entraîné sur une chaise, puis s'est assise sur mes genoux. L'homme qui nous faisait face, nous a souri, il a sorti ses crayons et une grande feuille de papier.




(à suivre)

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (4)



[...]


Je sais que la raison dicte souvent sa loi, soit par le truchement des automatismes que notre éducation immisce en nous, soit par le simple fait des conventions sociales qui s'imposent un peu contre notre gré et notre intuition. Mais je sais aussi que la beauté ne réside pas dans ce beau qu'on nous présente ordinairement, cette esthétique éthérée qui ne fait sens que si l'on garde les yeux ouverts et pas après.

Le lendemain, c'était dimanche. Et heureusement. Quand je me suis réveillé, j'avais cette sensation d'être une tartine au petit déjeuner. Trempée dans une sorte d'ambiance liquide et laiteuse... J'étais encore en mode rêve. Gabrielle avait sa tête posée sur mon ventre et elle dormait paisiblement. De mémoire, je n'avais jamais été coutumier de cet état de quiétude. D'ordinaire, j'aurais été un peu nerveux, un peu anxieux, en train de prévoir l'éventuel retournement de situation inattendu mais là, non. Rien. Rien que le bruit de sa respiration, son souffle chaud qui me réveillait doucement.

Pourtant je me repassais le film de la journée d'hier et je cherchais l'anomalie. Mais non, il n'y avait rien. Du moins rien de remarquable. J'en venais à une conclusion que je n'aurais jamais osé même esquisser en pensée : c'était peut-être ça... Le coup de foudre... Mais aussitôt, je balayais l'option car cela n'y ressemblait pas. Cela ne ressemblait pas à l'idée que je m'en faisais et donc, ça ne pouvait pas être. Cela peut paraître ridicule de batailler ainsi dans sa tête comme pour lutter contre ce bien-être : pourquoi ne pas lâcher et juste profiter ?... C'est ce que je me suis dit. Et c'est ce que j'ai fait, abandonnant à ma réalité les sentiments d'ordinaire que je réservais à mes rêves d'idéaux.

J'ai observé pendant de longues minutes dans la pénombre, le lieu, la chambre que j'avais à peine entraperçue la veille. C'était une pièce assez exiguë, une dizaine de mètres carré, peut-être un tout petit peu plus mais pas grand chose. Les toilettes étaient sur le palier, la douche aussi. Il n'y avait qu'un petit évier dans la chambre, un mini coin cuisine harmonisé autour d'un ton jaune canari et le reste était dédié à la chambre, un lit coincé dans la soupente et une penderie de tissus rouge sur le mur opposé. Le lit était de toutes les couleurs... Cela faisait presque mal aux yeux de le regarder à cause des contrastes alternés. Comme je l'ai déjà dit, les murs, l'espace qui restait disponible du moins, étaient décorés de posters, des affiches de longs métrages de Walt Disney.

En regardant celles-ci, il m'est venu soudainement à l'esprit une question qui ne m'avait même pas effleuré tout ce temps : quel âge avait-elle ? Certes, cela n'est pas ma première préoccupation lorsque je suis amené à rencontrer quelqu'un mais la question se posait naturellement d'habitude, qu'il y ait une réponse ou non. Cette fois-ci, c'était différent. Non seulement, je ne m'étais pas posé la question mais je n'en avais même pas la moindre idée. Sûrement était-elle plus jeune que moi, c'était quasiment certain. En revanche, était-ce de deux, trois, cinq ou six ans ? Je n'étais pas capable de l'estimer. Qu'importe, cela n'avait aucune espèce d'importance.

Gabrielle a dormi tranquillement jusqu'aux alentours de midi, remuant peu mais parfois m'étouffant légèrement dans l'épaisseur de sa chevelure. Moi, je naviguais entre sommeil léger et rêvasserie, l'esprit encore ouaté par les heures qui venaient de passer. C'est une affreuse sonnerie de radio-réveil qui m'a fait sursauter... D'un geste admirable de précision étant donné, son état comateux, j'ai vu et entendu le bras s'abattre dans un bruit sourd sur l'appareil qui était hors de mon champ de vision. Je me suis dit qu'il devait être robuste pour résister à cette douce violence dominicale.

« T'as bien dormi ?... » marmonna Gabrielle à mon attention.

« Très bien... Un peu trop court peut-être... »

Je ne voyais pas son visage mais son souffle chaud et légèrement plus rapide, m'a indiqué qu'elle riait en silence. Elle releva la tête vers moi, les yeux fermés. Et avec un sourire qui lui remontait jusqu'aux oreilles, elle me fit :

« Trop court ? En même temps, ça fait des heures que tu es réveillé... »

Je n'ai rien répondu car elle avait raison. Cela voulait dire qu'elle était éveillée, elle aussi. Son simulacre de sommeil était donc des plus réussis puisque je n'y avais vu que du feu.

« Faut qu'on aille au marché... J'ai nada, peau de balle dans le frigo... Alors... Va falloir qu'on se secoue un peu si on ne veut pas crever la dalle... »

Je n'ai pas pu étouffer un certain étonnement...

« C'est peut-être un peu trop tard, nan ? »

Gabrielle se redressa, collant sa fine poitrine sur moi pour atteindre mes lèvres. Elle m'embrassa.

« Vous êtes à Paris, Monsieur le Provincial... Le marché, il ferme à quinze heures ici... A Paris, on pense à tout le monde, même aux oiseaux de nuit... »

Elle m'a regardé d'un œil espiègle. Elle n'avait pas envie de se lever tout de suite. Elle n'avait plus envie de dormir non plus.


*


Vers deux heures moins le quart, Gabrielle est passée à la douche. Elle m'avait préparé un petit bol de café avant, en me précisant bien que c'était loin d'être un domaine dans lequel elle excellait. Je dois dire que c'était plutôt vrai.

Je m'étonnais un chouilla du peu de pudeur dont Gabrielle faisait preuve en gambadant à moitié nue non seulement dans la chambre mais aussi dans le couloir qui menait à la douche. C'est vrai que j'étais plutôt habitué dans mes anciennes « conquêtes », à une attitude franchement opposée, ce qui n'était pas sans me poser de problèmes. Non pas que j'aurais voulu qu'elles soient toutes comme Gabrielle mais imposer des règles suivant la situation alors qu'on est que tous les deux, m'a toujours paru être teinté d'incohérence. Je comprends parfaitement que le comportement se modifie car l'on n'agit pas de la même manière, rapport aux conditions. Cependant, de là à en établir une exigence, cela me semble tenir d'une certaine hypocrisie, non pas dans le regard de l'autre, mais dans le sien propre. Pour être plus concis, j'essaie de faire la distinction entre pudeur et pudibonderie.

J'étais perdu dans ses aléas de pensées quand Gabrielle est revenue encore toute humide et m'a lancé :

« On y va ? »

J'ai hoché la tête et elle m'a pris alors la main. Elle avait encore ses yeux brillants qui me donnaient encore l'impression d'être quelqu'un, peut-être pour la première fois. Elle se comportait comme si elle était amoureuse depuis toujours, sans retenue, ni feinte.

Et nous nous sommes donc dirigés ainsi, chacun de notre côté, perdus dans l'hébétude de ce présent qu'on n'espérait plus, vers le marché Bastille.




(à suivre)

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