Puisqu'il faut bien tracer la route

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samedi 29 août 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (4)



[...]


Je sais que la raison dicte souvent sa loi, soit par le truchement des automatismes que notre éducation immisce en nous, soit par le simple fait des conventions sociales qui s'imposent un peu contre notre gré et notre intuition. Mais je sais aussi que la beauté ne réside pas dans ce beau qu'on nous présente ordinairement, cette esthétique éthérée qui ne fait sens que si l'on garde les yeux ouverts et pas après.

Le lendemain, c'était dimanche. Et heureusement. Quand je me suis réveillé, j'avais cette sensation d'être une tartine au petit déjeuner. Trempée dans une sorte d'ambiance liquide et laiteuse... J'étais encore en mode rêve. Gabrielle avait sa tête posée sur mon ventre et elle dormait paisiblement. De mémoire, je n'avais jamais été coutumier de cet état de quiétude. D'ordinaire, j'aurais été un peu nerveux, un peu anxieux, en train de prévoir l'éventuel retournement de situation inattendu mais là, non. Rien. Rien que le bruit de sa respiration, son souffle chaud qui me réveillait doucement.

Pourtant je me repassais le film de la journée d'hier et je cherchais l'anomalie. Mais non, il n'y avait rien. Du moins rien de remarquable. J'en venais à une conclusion que je n'aurais jamais osé même esquisser en pensée : c'était peut-être ça... Le coup de foudre... Mais aussitôt, je balayais l'option car cela n'y ressemblait pas. Cela ne ressemblait pas à l'idée que je m'en faisais et donc, ça ne pouvait pas être. Cela peut paraître ridicule de batailler ainsi dans sa tête comme pour lutter contre ce bien-être : pourquoi ne pas lâcher et juste profiter ?... C'est ce que je me suis dit. Et c'est ce que j'ai fait, abandonnant à ma réalité les sentiments d'ordinaire que je réservais à mes rêves d'idéaux.

J'ai observé pendant de longues minutes dans la pénombre, le lieu, la chambre que j'avais à peine entraperçue la veille. C'était une pièce assez exiguë, une dizaine de mètres carré, peut-être un tout petit peu plus mais pas grand chose. Les toilettes étaient sur le palier, la douche aussi. Il n'y avait qu'un petit évier dans la chambre, un mini coin cuisine harmonisé autour d'un ton jaune canari et le reste était dédié à la chambre, un lit coincé dans la soupente et une penderie de tissus rouge sur le mur opposé. Le lit était de toutes les couleurs... Cela faisait presque mal aux yeux de le regarder à cause des contrastes alternés. Comme je l'ai déjà dit, les murs, l'espace qui restait disponible du moins, étaient décorés de posters, des affiches de longs métrages de Walt Disney.

En regardant celles-ci, il m'est venu soudainement à l'esprit une question qui ne m'avait même pas effleuré tout ce temps : quel âge avait-elle ? Certes, cela n'est pas ma première préoccupation lorsque je suis amené à rencontrer quelqu'un mais la question se posait naturellement d'habitude, qu'il y ait une réponse ou non. Cette fois-ci, c'était différent. Non seulement, je ne m'étais pas posé la question mais je n'en avais même pas la moindre idée. Sûrement était-elle plus jeune que moi, c'était quasiment certain. En revanche, était-ce de deux, trois, cinq ou six ans ? Je n'étais pas capable de l'estimer. Qu'importe, cela n'avait aucune espèce d'importance.

Gabrielle a dormi tranquillement jusqu'aux alentours de midi, remuant peu mais parfois m'étouffant légèrement dans l'épaisseur de sa chevelure. Moi, je naviguais entre sommeil léger et rêvasserie, l'esprit encore ouaté par les heures qui venaient de passer. C'est une affreuse sonnerie de radio-réveil qui m'a fait sursauter... D'un geste admirable de précision étant donné, son état comateux, j'ai vu et entendu le bras s'abattre dans un bruit sourd sur l'appareil qui était hors de mon champ de vision. Je me suis dit qu'il devait être robuste pour résister à cette douce violence dominicale.

« T'as bien dormi ?... » marmonna Gabrielle à mon attention.

« Très bien... Un peu trop court peut-être... »

Je ne voyais pas son visage mais son souffle chaud et légèrement plus rapide, m'a indiqué qu'elle riait en silence. Elle releva la tête vers moi, les yeux fermés. Et avec un sourire qui lui remontait jusqu'aux oreilles, elle me fit :

« Trop court ? En même temps, ça fait des heures que tu es réveillé... »

Je n'ai rien répondu car elle avait raison. Cela voulait dire qu'elle était éveillée, elle aussi. Son simulacre de sommeil était donc des plus réussis puisque je n'y avais vu que du feu.

« Faut qu'on aille au marché... J'ai nada, peau de balle dans le frigo... Alors... Va falloir qu'on se secoue un peu si on ne veut pas crever la dalle... »

Je n'ai pas pu étouffer un certain étonnement...

« C'est peut-être un peu trop tard, nan ? »

Gabrielle se redressa, collant sa fine poitrine sur moi pour atteindre mes lèvres. Elle m'embrassa.

« Vous êtes à Paris, Monsieur le Provincial... Le marché, il ferme à quinze heures ici... A Paris, on pense à tout le monde, même aux oiseaux de nuit... »

Elle m'a regardé d'un œil espiègle. Elle n'avait pas envie de se lever tout de suite. Elle n'avait plus envie de dormir non plus.


*


Vers deux heures moins le quart, Gabrielle est passée à la douche. Elle m'avait préparé un petit bol de café avant, en me précisant bien que c'était loin d'être un domaine dans lequel elle excellait. Je dois dire que c'était plutôt vrai.

Je m'étonnais un chouilla du peu de pudeur dont Gabrielle faisait preuve en gambadant à moitié nue non seulement dans la chambre mais aussi dans le couloir qui menait à la douche. C'est vrai que j'étais plutôt habitué dans mes anciennes « conquêtes », à une attitude franchement opposée, ce qui n'était pas sans me poser de problèmes. Non pas que j'aurais voulu qu'elles soient toutes comme Gabrielle mais imposer des règles suivant la situation alors qu'on est que tous les deux, m'a toujours paru être teinté d'incohérence. Je comprends parfaitement que le comportement se modifie car l'on n'agit pas de la même manière, rapport aux conditions. Cependant, de là à en établir une exigence, cela me semble tenir d'une certaine hypocrisie, non pas dans le regard de l'autre, mais dans le sien propre. Pour être plus concis, j'essaie de faire la distinction entre pudeur et pudibonderie.

J'étais perdu dans ses aléas de pensées quand Gabrielle est revenue encore toute humide et m'a lancé :

« On y va ? »

J'ai hoché la tête et elle m'a pris alors la main. Elle avait encore ses yeux brillants qui me donnaient encore l'impression d'être quelqu'un, peut-être pour la première fois. Elle se comportait comme si elle était amoureuse depuis toujours, sans retenue, ni feinte.

Et nous nous sommes donc dirigés ainsi, chacun de notre côté, perdus dans l'hébétude de ce présent qu'on n'espérait plus, vers le marché Bastille.




(à suivre)

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