Puisqu'il faut bien tracer la route

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dimanche 6 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (9)


[...]

Peut-être que, pour un couple ordinaire, ce genre de moment aurait entraîné une période de froid, d'hésitation. Peut-être que dans une certaine réalité, le fait de se retrouver en face de nos propres contradictions aurait dû induire une vraie discussion avec des confessions de part et d'autre, une envie salutaire de se faire pardonner nos insuffisances à chacun. Peut-être qu'avec des si, on peut mettre Paris en bouteille, et nous dedans aussi.

Mais de tout ceci, il n'en a rien été. Nous sommes partis du restaurant et nous avons erré dans les rues pendant quelques minutes. Je ne saurais trop décrire cette impression d'ivresse qui accompagne les noctambules dans les rues éclairées de Paname.

Gabrielle a fini par me confier ce que son père avait voulu lui annoncer. Elle avait un nouveau demi-frère, son cadet de quelques années. Elle m'a aussi retranscrit la réponse qu'il lui avait faite pour expliquer le pourquoi, il était parti. Oui, c'était lui qui était parti et il n'y avait pas d'excuse si ce n'est celle de la vie qui s'écrit ainsi et pas autrement. Non, il ne l'avait pas abandonnée. Non, il n'y avait simplement pas pensé. Il ne déconsidérait pas le fait d'être père mais il n'avait pas conscience de l'être. C'était de manière grossière ce qu'il avait dit. Le bonhomme était fichu de défauts mais au moins, il n'avait pas fui la question à la grande surprise de Gabrielle.

« Tu te rends compte qu'il y aura fallu attendre vingt-trois ans pour qu'au final, le malaise que j'avais envisagé, les mauvaises raisons que j'avais imaginées... Ben en fait, tout ça, c'est rien. »

« Tu ne devrais pas dire cela. Ce n'est pas rien. C'est juste que tu viens juste de toucher du bout des doigts, une vérité que certains n'arrivent jamais à mettre à jour en toute une vie. Il n'y a pas de gens bien à côté de gens mauvais, les uns qui feraient le bonheur et les autres qui seraient responsables de tous les maux. Concevoir les choses de cette manière, c'est comme de se mettre un bandeau devant les yeux. Refuser de voir que même avec les meilleurs intentions du monde, on peut être la bête noire de certains et vice-versa. L'important n'est pas de juger. Juste de dire la vérité. »

Gabrielle n'a rien répondu. Elle a jeté son regard ailleurs et s'est accordée quelques minutes. Puis elle m'a proposé d'aller boire un coup quelque part dans le quartier Montparnasse. C'était sûrement une mauvaise idée car elle travaillait le lendemain mais j'ai accepté. Sûrement qu'à cet instant, j'ai pensé qu'il était mieux de terminer autrement cette nuit. De faire, de parler de choses plus frivoles.

Je ne me souviens plus bien des détails juste que nous sommes rentrés sûrement très tard et qu'après que nous soyons arrivés à la maison, nous n'avons pas dormi tout de suite. Je voudrais bien savoir décrire ce qu'était Gabrielle dans ces moments-là. Je n'ai jamais su si elle était mue par la volonté de vivre ou celle d'oublier. Je reste persuadé qu'elle était elle cette nuit-là, complètement décomplexée de tout mais pas désespérée. Elle empestait la vodka caramel mais cela lui allait tellement bien.

Je me rappelle l'avoir déshabillée, tellement elle était désordonnée dans tous ses gestes cette nuit-là. Le plus complexe a été le retrait de ses bottes car le reste a été un jeu d'enfant à côté. Je me souviens qu'elle riait en même temps qu'elle râlait de mes maladresses car je n'étais guère plus lucide qu'elle.

« Mes fesses ne sont pas un oreiller, Monsieur... Vous voulez peut-être que je vous donne le mode d'emploi ? » m'a-t-elle lancé avant de se retourner et me tirer à elle.

« Je ne voulais pas me restreindre à un seul usage, Mademoiselle... Mais si vous insistez... »

Ses mouvements étaient si imprécis qu'elle me griffait les bras et le dos mais je ne sentais rien. Nous sommes restés un moment à nous regarder dans les yeux dans les yeux avec nos plus beaux sourires niais. Nous n'étions pas assez ivres pour ne pas savoir ce que nous faisions et suffisamment pour ne pas se poser de questions. Je m'égarais dans sa nuque où j'aimais la respirer. Elle, m'enserrait de ses jambes comme pour m'empêcher de me perdre en chemin. Rester là sans interrompre la musique, ne jamais plus se dégager, se lâcher, garder le plus longtemps possible l'illusion que l'éternité est possible.

Mais la réalité, même si elle a mis le temps, a fini par nous rattraper et nous nous sommes endormis, emmêlés l'un à l'autre, en ayant mis un pied sur la terre de ce « nulle part » que l'on s'était promis.

*

Le lendemain matin, Gabrielle s'est envolée comme d'habitude, un peu plus tard que d'ordinaire mais avec la tête encore dans les nuages.

« Tu me rejoins tout à l'heure ? » m'a-t-elle demandé.

« C'est possible... Si j'arrive à émerger... »

Elle a fait la moue.

« Promis, je serai là... » me suis-je repris en souriant.

La réponse lui convenant mieux, elle m'a embrassé généreusement laissant ses mains baladeuses me rappeler que c'était elle qui commandait et elle s'est éclipsée.

*

La journée, du moins ce qu'il en restait promettait d'être belle. C'était le dernier jour de la semaine et Gabrielle avait eu son week-end. J'ai mis un temps certain à remettre un peu d'ordre dans la chambre comme dans ma tête mais « Roméo », le chat, m'y a fortement aidé. Je ne sais pas ce qu'il avait ce jour-là mais il avait décidé de me casser les pieds et de se mettre dans mes pattes pendant le début de journée. Moi qui pensais au départ qu'un chat était indépendant, « Roméo » s'est attaché à me démontrer le contraire.

J'ai tout de même réussi à être prêt à l'heure dite et être sur le trottoir d'en face de la rue d'Aligre pour attendre Gabrielle sous un soleil inhabituel pour la saison.

Gabrielle s'est faite un peu désirée mais il est vrai que les horaires dans la restauration ne sont pas très fixes et cela peut varier en fonction de la fréquentation. Sur les coups de quatre heures et demie, je la vis apparaître accompagner d'une collègue, une amie.

« Ah, Monsieur s'est tout de même déplacé... » m'a-t-elle lancé avant de m'embrasser.

« Je te présente Kytie... Je crois que tu la connais déjà, non ?... »

« Je crois, oui. On s'est croisé lors de notre première soirée ensemble, il me semble... »

« Kytie veut bien t'héberger pour la semaine... C'est cool nan ? »

Pour le « cool », certes, sûr que c'était très gentil de sa part. Mais je n'étais pas certain de comprendre. Gabrielle le savait très bien et elle a fait signe à son amie « cinq minutes » et m'a entraîné un peu plus loin avec elle.

« Tu peux m'expliquer ? » ai-je dit une fois à bonne distance.

Gabrielle avait la tête d'une gamine qui venait de jouer un mauvais tour. Et ce n'était pas peu dire.

« T'énerve pas hein ?... J'ai pas eu le temps de le dire hier... Ca faisait beaucoup de choses à penser et j'ai zappé. »

« Tu as zappé ? »

Gabrielle s'est pincée les lèvres.

« Non, j'ai pas zappé. J'étais juste pas sûre. Et puis je voulais pas aussi. »

En fait de ne pas m'énerver, cette fois-ci, j'avais du mal tout de même à garder mon sang froid. Je pensais qu'après l'épisode d'hier, on avait eu notre lot de mauvaises surprises. Enfin. Nous ou je. Je ne sais pas trop si je pensais à nous ou à moi à cet instant.

« Tu ne voulais pas quoi ? S'il te plaît, essaie d'être un peu clair. Je ne comprends pas. »

Gabrielle a fait un demi-tour comme pour s'éloigner et puis un autre quasiment dans la foulée pour me refaire face.

« Mathieu rentre ce week-end. »

« Rentre où ? » ai-je dit en secouant la tête.

« Chez moi. » m'a-t-elle répondu, désabusée.

« Je savais pas... Enfin... J'avais pas prévu que les choses iraient comme ça. Et... »

« Et quoi ? » ai-je fait d'un ton agacé.

J'ai vu dans les yeux de Gabrielle, des larmes qui commençaient à poindre.

« Et je sais pas. Je peux pas balancer Mathieu comme ça... Je peux pas non plus faire comme si rien ne s'était passé. Je peux pas... Enfin... J'ai pas trouvé d'autre solution. »

D'autres auraient pété un câble pour rester poli. D'autres auraient fait demi-tour et seraient parti ou se seraient enfui. D'autres encore n'auraient rien dit. Ils auraient attendu que l'autre trouve la bonne solution. Mais je ne suis pas fait ainsi.

« Je comprends. »

Cela pouvait ressembler à un mensonge et je suis certain qu'à la manière dont Gabrielle m'a regardé à cet instant, c'était ce qu'elle a pensé et ce qu'elle ne voulait pas croire. Avec le recul, je me dis que c'est peut-être à cet instant-là que tout aurait dû s'arrêter. Mais en fait, non. Les dés avaient déjà été jetés et l'on s'était déjà fait notre promesse à tous les deux. Il fallait qu'on se la tienne et on se l'était déjà tenue de toute manière.

« Tu comprends ? » a murmuré Gabrielle.

« Oui, je comprends. On ne construit rien à partir de rien, comme ça, du jour au lendemain. Oui, je comprends qu'on en est là et qu'il faut peut-être pas rêver, il faut toujours ramer un peu. »

Gabrielle m'a laissé monologuer, expulser cette fausse colère. C'était une vraie fausse colère car dans mon esprit, ce qui se passait, avait tout de l'évidence, simplement, le fait de l'accepter était le challenge. Alors que je lui tournais à moitié le dos, j'ai senti Gabrielle s'avancer et me prendre dans ses bras.

« Ce n'est qu'une histoire de quelques jours. »

Oui. Ce n'était peut-être juste une histoire de quelques jours.





(à suivre)

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