Puisqu'il faut bien tracer la route

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samedi 5 septembre 2009

Et l'on ira nulle part, je te le promets. (7)

[...]



Pour pouvoir conter correctement ce bref épisode, je vais me contredire mais je crois qu'il faut que je fasse un bref retour en arrière ou plutôt que j'éclaircisse certains points qui pourraient paraître nébuleux et qui feront que l'on ne peut pas aborder le récit et surtout comprendre la situation. Dire que les rapports de Gabrielle avec son père étaient conflictuels serait une pure litote. Dire qu'elle le détestait serait une idiotie. Dire qu'il n'était pas ce qu'elle aurait voulu qu'il soit, là, on s'approcherait un peu plus de la vérité.

Le bonhomme en question n'était pas tout blanc, loin de là. Il n'était pas tout noir non plus, mais simplement, il n'était pas "père". Le point de vue que je donnerais de la situation est un point de vue complètement extérieur, même si je dois reconnaître que je comprenais plus que grandement ce que Gabrielle pouvait ou avait pu ressentir. C'est une chose qu'il m'est assez accessible et je ne sais pas vraiment pourquoi. Ai-je une sensibilité particulière, une manière spécifique d'aborder les choses qui me les rendraient plus intelligibles pour moi que pour les autres. Je ne le crois pas. Je suis persuadé que c'est juste une histoire d'écoute. Quand j'écoute quelqu'un, je ne le classe pas dans une catégorie ou dans une autre en fonction de ce qu'il a vécu. Je ne déduis rien ainsi. Je laisse seulement se construire les différentes facettes de l'autre, au rythme où il me les donne ou au fil des questions que je lui pose lorsque je ne suis pas ses sentiments (qu'ils soient "logiques" ou non).

Donc, s'il me fallait brosser un portrait du bonhomme, ce qu'il faut retenir c'est que c'était un homme "virile" pour le meilleur comme pour le pire, il n'avait pas fait l'ENA mais ce n'était pas très important ; c'était un homme a priori plutôt volage de part les histoires que l'on m'a rapportées, pas dans le sens coureur de jupons, juste pas fichu de se fixer. C'était aussi et c'était là l'un des éléments les plus embarrassants : c'était quelqu'un qui ne savait pas être responsable.

S'il m'est permis de simplifier, le père de Gabrielle était à l'opposé des attentes de sa fille (et de n'importe quelle petite fille d'ailleurs). Je ne ferai pas sa psychanalyse car bien mal m'en prendrait et d'autre part, je n'ai aucun élément qui me le permet. De plus, ce n'est pas là, le propos. Je ne prends aucunement sa défense mais je ne veux pas non plus noicir le tableau. Et vous comprendrez pourquoi dans la suite de mon exposé.

En effet, le point essentiel suivant était la mère de Gabrielle. C'était à coup sûr une femme courageuse même si je n'ai aucun élément pour l'étayer sinon le témoignage de sa fille, ce qui, j'espère qu'il est facile d'en convenir, n'est pas un gage d'objectivité. Après tout, le simple fait d'avoir élevé sa fille était une preuve tout de même. Cependant, le revers de la médaille était qu'elle avait introduit Gabrielle dans un univers où ce père qui s'en était allé, a priori pour découcher mais peut-être aussi pour d'autres raisons, était le porteur de tous les maux. Je ne dis pas qu'elle avait tort sur le fond mais, que pouvait comprendre une enfant comme Gabrielle. Elle était née peu après la mort de son frère en plein milieu d'un deuil qui n'a jamais été fait. Puis elle s'est retrouvée bien vite l'enjeu d'une séparation douloureuse dont les raisons ne lui ont été rapportées que partiellement et surtout que vues sous un seul angle, celui de sa mère. Même si les réponses ne tiennent pas debout, elles comblent l'absence et les trous qu'elles laissent béants s'emplissent au fur et à mesure, d'une histoire que la petite fille s'est cousue de bric et de broc en avançant dans les années.

Je ne veux pas aller plus avant dans les détails. Car même là, je les trouve déjà déplacés.


*


Gabrielle m'attendait à la sortie du métro. Même de loin, j'avais ressenti son état de nervosité. Je l'ai embrassée.

"J'ai la trouille" m'a-t-elle chuchoté au coin de l'oreille et en étouffant un rire nerveux. Elle avait les larmes aux yeux.

Ce n'était pas de la tristesse, non. Elle était juste heureuse de m'avoir là et le trop plein d'émotion contenu dans le petit bout de femme qu'elle était, s'évacuait ainsi. Dans un tel méli-mélo de sentiments complètement contradictoires, c'est très difficile de savoir par quel bout prendre les choses. Faut-il dédramatiser, faut-il se taire, faut-il écouter ? Aucune attitude ne sera la bonne et aucune la mauvaise non plus.

Nous avons marché quelques instant côte à côté en silence, jusqu'à ce que je lui propose de nous asseoir à la terrasse d'un pub un peu plus loin.

"Comment ça s'est fait ?" ai-je fini par demander.

Gabrielle m'a souri dans une moue contrainte, un brin désabusée.

"En fait, ce n'est pas moi qui ai demandé... C'est lui qui m'a appelé. Paraît qu'il a quelque chose d'important à me dire."

"Et t'as une idée de quoi il s'agit ?"

Gaby secoua la tête et haussa les épaules.

"Tu ne lui as pas demandé ?"

"Non... J'aurais pu mais..."

Elle s'alluma une cigarette.

"J'ai repensé à ce qu'on disait l'autre soir... Je me suis dit que ça pourrait être l'occasion... Enfin. S'il vient, c'est pareil. Il m'a souvent plantée... Il te dit qu'il viendra et puis il oublie... C'est toujours pareil avec lui."

Elle souffla la fumée.

"C'est toujours pareil avec lui... Je me disais que t'avais peut-être raison mais... Finalement, je me demande si ça vaut le coup. Je vis bien comme ça... Je lui dois rien, il me doit rien... C'est nickel... Faut peut-être pas chercher midi à quatorze heures..."

"Ouais..." ai-je repris. "Sauf que ça te trotte dans la tête et t'y reviens de manière chronique."

En même temps que je lui parlais, je cherchais mes mots pour ne pas déraper... Faire la phrase de trop.

"Je te promets rien... De toute manière, vu ce que tu dis, tu n'attends rien objectivement même si ce n'est pas vrai et ça tu le sais bien. Mais là, tu n'as rien à gagner, ni à perdre. Au pire, cela va te conforter dans ton idée, au mieux, ça va t'offrir un semblant de réponse..."

Gaby se pinça les lèvres.

"Tu le crois vraiment ?"

"Ecoute, mon expérience n'est que la mienne mais de ce que j'ai pu voir... Il ne faut pas anticiper sur les réponses que les gens peuvent te donner. Surtout dans ton cas... C'est quand même important que tu puisses lui donner l'occasion de donner sa version des faits. Il faut pas croire que si les gens ne disent rien, c'est parce qu'ils ne meurent pas d'envie de s'exprimer. Des fois, c'est plus compliqué que cela. On pense des fois qu'il vaut mieux garder les choses sous silence parce que les personnes concernées paraissent plus heureuses comme ça et qu'on n'a pas envie de remuer les vieux souvenirs. Parfois, on pense qu'il est mieux de laisser à l'autre, l'initiative de demander. Ce n'est pas forcément de la lâcheté juste une volonté de ne pas mettre de l'huile sur un feu où il n'y en a pas."

En disant cela, je savais que je me faisais l'avocat du diable et que je prenais le risque de la perdre si la déception était au rendez-vous. Pourtant, j'avais l'intime conviction que c'était la chose à faire. Même si je devais essuyer un échec qui mettrait un terme à notre relation. Et pourtant, à l'intérieur de moi-même, c'était une vraie bataille.


*


Nous sommes restés assis pendant une bonne heure.

"T'avais rendez-vous où ?" ai-je demandé au bout d'un moment, étant surpris que Gabrielle ne s'envole pas comme elle en avait l'habitude lorsque elle avait affaire.

"Ici." m'a-t-elle dit en même temps que l'expression de son visage changeait brusquement.

Dit comme cela, cela paraît presque évident de deviner le pourquoi de ce changement d'attitude, mais à cet instant, je sais que je n'ai pas percuté immédiatement. Pour dire toute la vérité, je m'étais accoutumé aux aléas brutaux du comportement de Gabrielle, sans qu'il n'y ait jamais vraiment de raison. J'ai su par la suite que ce phénomène n'était pas anodin mais cela faisait partie d'elle. Cela va peut-être paraître un peu masochiste, mais quand je dis que je m'étais habitué, la réalité était plus basique que cela. J'aimais. J'aimais ce que la grande majorité des gens considèrent être une plaie dans les relations amoureuses. D'aucuns me diront que c'est une transformation mentale de ma part pour servir de contre-poids à mes sentiments lorsqu'ils basculent dans le sens opposé, que c'est juste une justification, une manière de me déculpabiliser. J'accepte le principe du raisonnement. C'est vrai que cela pourrait être "l'explication". Mais voilà, s'il y a sûrement un peu de cela, d'une façon inconsciente, la vérité des sentiments nie cette histoire de compensation affective. Je ne suis pas à la recherche de l'équilibre : le fait d'être mal puis bien puis mal et ainsi de suite, n'entraîne pas chez moi une quête vers le bien-être. Je crois que quelque part, je m'en fiche. Mon humeur, ma manière d'être par rapport aux autres est moins le reflet de mon état intérieur qu'une image que j'expose en réponse aux éléments extérieurs. C'est peut-être quelque chose de complexe à appréhender : cette dissociation.

Les plus experts, les plus scientifiques vont aller inventer des termes très compliqués comme ils ont pu en inventer pour Gabrielle à une certaine époque pour arriver à mettre dans une case, ce comportement, résultat d'un complexe plus ou moins évident provoqué par une envie compulsive de nommer et mettre de l'ordre dans un monde complètement anarchique qui les effraient. C'est comme cela : quand on n'accepte pas ce genre de confession, il faut alors inventer une normalité à opposer à une folie.

Bref... Tout ça pour en revenir à ce que le père de Gabrielle venait d'apparaître dans l'angle de la rue.


*


Dois-je préciser qu'il n'a pas été vraiment question de partir en courant avant qu'il rejoigne sa fille et ne me voit ? C'est évident que je n'en ai pas eu le temps. Même si j'ai un instant mon regard interrogateur qui s'est plongé dans celui de Gabrielle, il n'était pas très poli de m'éclipser sans au moins le saluer. Gabrielle a senti ce flottement mais bizarrement, elle ne m'a fait signe de rien, comme si d'un seul coup, elle n'était plus vraiment avec moi.

"Je suis là." lança-t-elle assez fort, suffisamment pour qu'une partie de la clientèle tourne la tête ou jette un regard pour comprendre ce qu'il se passait.

C'était un homme plutôt petit, assez carré des épaules, chauve. Il devait approcher la cinquantaine, son visage était marqué. Il avait une démarche assez étrange, alternant des pas rapides temporisés par des phases de suspension à peine perceptibles mais qui donnait un rythme irrégulier à son allure. Un peu comme quelqu'un qui boite mais où il n'y avait pas la logique mécanique.

"Salut ma puce" a-t-il lancé en arrivant à hauteur de notre table. "Ca fait longtemps que tu m'attends ?"

Gabrielle leva les yeux au ciel mais ne répondit pas. J'aurais pensé que le père aurait eu une réaction face à cette moue mais il n'en a pas été le cas. Il s'est retourné vers moi et m'a tendu la main.

"Bonjour, je suis le père de Gabrielle..." m'a-t-il précisé en oscillant la tête comme s'il s'excusait de nous avoir interrompus.

"Raphaël..." ai-je commencé.

Je suis resté un peu dans le vide quelques instants car je ne savais pas trop comment me présenter.

"C'est mon petit ami." a dit Gabrielle d'un ton qui ne laissait pas de doute.

L'homme a eu un mouvement de recul et un vague hésitation. Il paraissait surpris. Je n'ai su à quoi l'imputer sur l'instant. Il pouvait y avoir des milliers de raison.

"Et Mathieux ?" a-t-il laissé échapper.

A cet instant précis, je pense que Gabrielle, si elle avait eu une arme à feu, aurait fusillé sur place son père. Mathieux... De mon côté, dire que je n'ai pas été surpris serait un mensonge. Dans le même temps, il n'était guère étonnant que Gabrielle ait eu d'autres relations que moi, malgré le fait que certaines choses me paraissaient un peu contradictoires dans les sensations que j'avais pu éprouvées. Comme toujours, dans ce genre de cas, le présent avance et ne laisse pas de temps à l'analyse et je n'ai pu qu'exprimer une moue un peu gênée.

"C'est pas le sujet... T'avais quelque chose à me dire... T'accouches ?" a répliqué Gabrielle.

La violence du ton était mesurée malgré le fait que, je pense, pour la grande majorité des gens, ce ton aurait été interprété comme inapproprié. Seulement, comme j'ai pu l'expliquer, la relation conflictuelle connue, l'impression était bien plus relative. D'ailleurs, son père ne sembla pas broncher plus que cela.

"Euh ouais... C'est vrai..."

Il paraissait embêté. Et après quelques instants, il a fini par se retourner vers moi.

"Ca ne vous embête pas si je vous emprunte ma fille un certain temps ?"

J'ai secoué la tête en même temps que je cherchais l'approbation de Gabrielle du regard. Je ne l'ai pas trouvée. J'ai juste compris qu'il fallait que je m'éloigne quelques minutes. J'ai pris mon bière et suis allé m'installer au comptoir. Je ne savais pas trop quoi penser. Alors, je n'ai pensé à rien et j'ai fini mon verre.







(à suivre)

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